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Bonjour,

Voici le texte du mois pour la proposition 259 qui a fini exæquo avec celui de Gisèle et de Lostris.

Vous pouvez retrouver la présentation de l’auteur dans la rubrique auteur

Josée – Histoire à la Lelouch

Mes amis, permettez-moi de vous raconter une histoire.

Une belle histoire.

Une histoire vraie.

Une histoire à la Lelouch.

Hier, dans la page culturelle d’un journaliste dont j’apprécie les jugements, je découvre l’éloge enthousiaste du premier film d’un jeune réalisateur de 24 ans, Nathan A.

Nathan A… Nathan… Nathan ? Mais je connais ce nom-là !

Nul besoin de remonter à l’an 40 de ma longue carrière de professeur de littérature : Nathan A., élève de 1eL2, il y a… tant que cela ?  Quelques années, déjà, bien avant mon départ du lycée de Grasse.

Un ado long comme une asperge, tignasse échevelée, l’œil malicieux, un sourire… à craquer. L’esprit en éveil, toujours prêt à s’exalter. Un régal, pour un professeur.    

Pour son TPE il voulait réaliser un court métrage sur le harcèlement, avec pour actrice principale sa complice Luna. Il m’avait demandé s’il pouvait tourner une scène durant mon cours, avec les autres élèves, figurants d’occasion. J’avais accepté. Je jouais, si l’on peut dire, mon propre rôle. J’enseignais, sans remarquer les multiples vexations infligées à Luna par ses voisines.

La maîtrise de ce garçon, si jeune -17 ans ! -, son autorité naturelle pour diriger ses camarades, varier les plans, manier sa caméra, m’avaient impressionnée. Il ne faisait pas du cinéma, il le vivait. « Ce garçon ira loin », me disais-je. Après l’oral, brillamment réussi, il m’avait offert un exemplaire de son court métrage, en remerciement.

Et puis le temps avait passé : d’autres classes, d’autres élèves, d’autres visages, d’autres cours, la routine, la lassitude. Mon rôle me pesait. Le jour béni de la retraite m’avait libérée.

Et voilà que Nathan réapparaissait ! Le féliciter, bien sûr, mais comment ?

Et c’est là qu’intervient mon « jardin des oubliés » : un répertoire, un simple répertoire d’allure insignifiante, relié à l’ancienne, couverture de cuir bordeaux, pages jaunies recouvertes de noms. Mon jardin à moi, mon jardin secret.

Dès ma première année d’enseignement j’y avais inscrit les noms de mes élèves : nom, prénom, classe, adresse, n° de téléphone.

Chaque année, comme une vague, apportait son limon de noms. Parfois la couleur de l’encre variait, signalait au regard une strate particulière.

42 vagues. 42 strates de noms couchés sur le papier, amoncelés. Mon « jardin des oubliés ».

Lettre A. Nathan y figurait, dans la strate rouge -une année d’exception-. Avec un peu de chance, le n° de téléphone n’avait pas changé.

Un SMS. Une bouteille à la mer de l’oubli. Parviendrait-elle à son destinataire ?

« Lu le billet d’humeur de P.P. dans le journal d’hier. Il y fait l’éloge enthousiaste d’un jeune réalisateur de 24 ans, Nathan A. Et je me suis souvenue de l’adolescent passionné et déjà si maître de sa caméra qui avait filmé dans sa classe de 1eL2 un court métrage dont j’ai gardé un exemplaire. Bravo Nathan ! Suivez votre voie avec le même talent, vous ferez quelque chose de grand ! Votre ancienne prof de lettres, émue et admirative. »

Et, miracle, quelques minutes plus tard :

« Madame A, c’est fou ! J’allais vous envoyer un mail ! Merci pour votre message qui me touche beaucoup, il faut absolument que vous alliez voir le film, un personnage est inspiré de vous ! Ce n’est pas du tout une plaisanterie, un personnage vous rend hommage, car vous avez marqué ma scolarité, et mon parcours… J’espère que vous allez avoir l’occasion de le voir pour me dire ! Et j’espère que vous allez bien ? Je vous embrasse ! »

Voici que mon jardin refleurissait ! Je me souviens de millepertuis plantés jadis, un week-end de printemps, et qui, grillés par l’été suivant, avaient disparu dans les vagues de l’oubli. Plusieurs années plus tard, miracle, mille petites étoiles jaunes parsemaient le jardin ! Car la vie est têtue, tenace, et triomphe du temps.

Tels mes millepertuis, sous mon regard attendri, les noms reprennent vie, visage, chair, histoire :

Garance, insatiable assoiffée de connaissance, qui m’avait demandé de lui apprendre le grec pendant la récré de midi.

Clara, que j’avais préparée à l’oral de Sciences Po Paris, brillamment intégrée.

Yazid, que j’avais eu comme élève en latin, en 4e, à Saint Ouen, et qui m’avait offert, à la fin de l’année, de la part de sa mère, une robe kabyle magnifiquement décorée. Il était un peu gêné. « N’ayez jamais honte de vos racines » lui avais-je dit, en le remerciant. J’ai toujours la robe, même si elle ne me va plus…Plusieurs années plus tard il m’avait donné de ses nouvelles. Il était, ingénieur, marié… L’arbre avait bien poussé.

Henri, le cynique au cœur d’artiste, dont j’ai encore, sur mon piano, la statuette en forme de harpe celtique, à côté d’une copie du Faune de Pompéi.

Laura-Lisa, la passionnée d’écriture, excentrique et pétillante : du champagne !

Carla, la tendre, qui avait organisé dans sa classe une « cérémonie des cadeaux » juste avant Noël.

Thibault et Virginie.

Et les deux petites de 4e, petites filles sages, dans une classe qui l’était moins, les deux premières du répertoire, du temps de mon premier poste, à Lens.

Et Anne-Laure, Rimbaud de Tahiti, devenue professeur à son tour, et disparue trop tôt…

Oh bien sûr tous les noms ne parlent pas. Beaucoup resteront anonymes dans mon répertoire paysager. Certains ont maintenant l’âge d’être grands-parents, toute une vie que j’ignorerai à jamais.

Mais, hasard ou coïncidence, ceux qui ont refleuri parsèment ma mémoire de mille corolles épanouies.

Tag(s) : #Textes des auteurs
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