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Bonjour, Voici le texte du mois pour la proposition 268 (aequo avec Jean-Claude et Johanna) Vous pouvez retrouver la présentation de l’auteur dans la rubrique auteur.

 

Proposition 268 – Exercice de style

TRÉBUCHEMENTS

Solange

Comme tous les mercredis après-midi, j’attendais le bus de la ligne 2, à la station Georges Clemenceau, afin de me rendre au centre commercial. Par coquetterie, je ne portais pas mes lunettes, aussi, ce n’est que lorsqu’il fut presque à l’arrêt que je distinguais le numéro que celui en approche : le 7. Le véhicule allait repartir quand une espèce que grand escogriffe en surgit et, dans sa précipitation, sembla s’emmêler les jambes et s’affala de tout son long, le nez quasiment sur mes escarpins. Étant vêtue d’une jupe assez courte, je me reculais vivement, mais l’oiseau rare se relevait déjà et filait sans demander son reste. Dommage, les gens maladroits ont quelque chose de touchant, et il était mignon, dans son genre… Je le vois tous les mercredis. Il arrive toujours par le 7, quand j’attends mon bus. Je ne sais pas s’il m’a remarqué, il a l’air trop timide pour me regarder. C’est pas faute de lui montrer mon sex appeal, pourtant. Mignon, mais pas très poli. C’est vrai, il aurait pu s’excuser. Pour un peu, il me tombait dessus !

 

Le vigile

Mon boulot, c’est de me tenir devant l’entrée de la banque, à surveiller… Ça n’a rien de passionnant, alors je profite du moindre incident dans mon champ de vision. Ça me divertit, l’espace d’un instant. Et depuis que je fais le planton, je connais le visage de tous les habitués du quartier, clients de la banque ou pas. Ce jour-là, il y avait la petite shampouineuse de chez Admir’à Tif, le coiffeur arménien de la rue Tino Rossi, perpendiculaire à l’avenue. La môme attendait le bus. Elle prend toujours le 2, tous les mercredis. Et là, il y a le 7 qui se pointe, et juste avant qu’il ne referme ses portes, il y a le grand dégingandé qui en sort. Lui, c’est un musicien, il joue de l’orgue ou quelque chose comme ça. Je le sais, j’ai vu sa photo dans le journal. Enfin bref, le gars descend en catastrophe et se casse la figure, juste devant la petite. Tu crois qu’il aurait pris le temps d’échanger deux mots avec elle ? De s’excuser d’avoir failli la renverser ? Non, il se relève et file en regardant ses chaussures, les joues rouges comme une écrevisse. Timide à ce point, il est pas près de se marier, le musicien !

 

Le nouvelliste

Le ciel déplace quelques nuages d’altitude qui colorent ce début d’après-midi printanier d’une luminosité joyeuse. À l’arrêt de bus, une jeune femme patiente. Elle n’est ni vilaine ni spécialement jolie, mais sa jupe courte et son haut très ajusté attire les regards concupiscents des badauds mâles et les œillades assassines des femmes au foyer refroidies par l’usure du couple. Au fond du boulevard Marcel Cerdan, un autobus vient d’apparaître. La jeune femme tend le cou dans sa direction en plissant les yeux, mais ce n’est que lorsqu’il arrive à proximité qu’elle se détend. Ce n’est pas celui qu’elle attend. Soudain, alors que le chauffeur vient d’actionner la fermeture de portes, un individu en surgit, l’air hagard. L’homme est assez grand et sa maigreur, ses vêtements étriqués accentuent cette impression de membres démesurés, de mouvements désordonnés. A-t-il loupé la marche ou s’est-il emmêlé les pieds ? L’action est trop rapide pour un regard humain. L’homme se retrouve soudain étendu de tout son long, le nez presque sur les escarpins de la jeune femme. D’aucun aurait vu là un heureux augure, un signe du hasard : peut-être le début d’une romance… Mais la réalité est souvent bien moins belle. Ce triste échantillon d’humanité, les joues rougies par sa maladresse ou une extrême timidité, se relève plus vite qu’il est tombé et s’enfuit tête baissée, sans même un regard vers la belle qui en reste abasourdie.

 

Les piliers de bar

 

— Rhôlala ! T’as vu ça ?

— Quoi ? Qu’est-ce qui y’a ?

— Arrête de regarder le fond de ton verre, c’est dehors, que ça s’passe !

— Où ça ? Y’a rien, là !

— Mais si ! Là, à l’arrêt d’bus ! Mais c’que t’es trop lent, c’est d’jà passé.

— Ben raconte, alors ! Au lieu d’parler pour ne rien dire.

— Tu vois l’grand dépendeur d’andouille ?

— Bof. Non, c’est qui ?

— C’ui qu’a eu sa photo dans le journal.

— Le cavié… clavé… le musicien ?

—C’ui-la même ! Et tu vois la p’tite shampouineuse de chez l’arménien ?

— Je veux ! Tiens ! Elle est encore à l’arrêt. Tous les mercredis, je la guette, quand elle vient attendre le 2. Un joli p’tit lot, celle-la. Me dis pas qu’elle fricote avec le grand con ?

— Penses-tu ! N’empêche que si t’avais été plus rapide, tu t’s’rais bien marré.

— Ben vas-y, raconte au lieu d’me faire mariner. J’te jure, des fois, faut avoir envie, pour discuter avec toi !

— Râle pas, ça vient ! Bon, la p’tite, elle est là, à attendre son bus. Y’a le 7 qui se pointe…

— C’ui du grand couillon. Il arrive toujours par le 7.

— Si tu m’interromps tout le temps, aussi ! Bon, le 7 se pointe. Le grand couillon, comme tu dis, y devait être en train de rêvasser, ou j’sais pas quoi, il manque loupé son arrêt. En tout cas, y sort en cata, au moment où le chauffeur referme les portes, et dans sa précipitation, y s’emmêle les pinceaux, et vlan, la tronche par terre ! Pour un peu, y s’retrouvait le nez sur les pompes de la p’tite. Elle t’a fait un d’ces bonds en arrière, t’aurais vu ça !

— Ben, pourquoi tu m’as pas prévenu, aussi ?

— Ben si, j’t’ai prévenu !

— Ouais, mais trop tard.

— C’est toi qu’es trop lent !

— Pfff !

— Patron, remets nous ça.

 

Le comptable

Il était 13 heures 54, je m’apprêtais à reprendre mon poste à l’agence fiduciaire du 154 avenue Georges Clemenceau, à douze mètres après l’arrêt du même nom, quand on arrive du centre-ville. Le bus de la ligne 7 arrive plus ou moins en même temps que moi à hauteur de cet arrêt. La jeune Solange, shampouineuse de son état au salon Admir’à Tif, où je me fais coiffer tous les deuxièmes samedis du mois, attendait le bus de la ligne 2 qui va vers le centre commercial. Le mercredi, c’est son jour de repos. Au moment où le chauffer du 7 refermait ses portes, un homme est descendu précipitamment. Je ne le connais pas, mais je l’ai déjà remarqué : il doit certainement travailler dans les environs, il arrive tous les jours ouvrés par ce même bus, aux mêmes horaires. Il est grand, je dirais 1 mètre 88, et plutôt maigre. Il ne doit pas avoir plus de trente ans, mais il s’habille dans un style qui n’est pas celui de sa génération. C’est à cause de ces détails que je l’ai remarqué, ne croyais pas que je me sois intéressé de quelque manière à cette personne. D’ailleurs, je ne connais pas son nom et j’ignore ce qu’il fait dans la vie. Cet homme, donc, en descendant précipitamment du bus, s’est entravé d’une façon ou d’une autre et s’est retrouvé à plat ventre, quasiment sur les chaussures de cette pauvre Solange qui, si j’en crois le saut qu’elle a fait, a eu la peur de sa vie. Croyez-vous que ce sagouin se serait excusé ? Non ! Il s’est relevé à toute vitesse, et a fiché le camp comme si de rien n’était, en baissant la tête pour ne pas croiser mon regard réprobateur.

 

Amaury

Décidément, je n’en loupe pas une ! J’espère qu’aucune des nombreuses connaissances de maman n’a assisté à la scène, si cela lui revient aux oreilles, je n’ai pas fini de l’entendre : « mon pauvre garçon, quand est-ce que tu vas grandir ? Te rendre ridicule en pleine rue, à trente-deux ans ! Que vont penser les voisins ? »

Et elle ? Quand est-ce qu’elle arrêtera de me considérer comme un bébé ? Et moi ? Quand est-ce que j’arrêterai de réaliser ses rêves ? Que je commencerai à vivre pour moi ? Même si je lui dois tout… sans elle, je ne serais jamais devenu un claveciniste considéré et respecté, au moins dans le département, mais à tout faire pour la rendre heureuse et fière de moi, je crois que je me suis un peu oublié…

Et ce n’est pas l’incident de cet après-midi qui va m’aider à m’émanciper ! Il est vrai que c’est un peu ma faute. Et celle de cette fichue partition du concerto pour clavecin BWV 1056 en fa mineur de Johann Sebastian Bach. Ce n’est pourtant pas le plus technique, mais je bloque sur un passage, dans le troisième mouvement, le presto. C’est parce que je me le repassais en tête, que j’ai failli rater l’arrêt Georges Clemenceau. J’aurais pu descendre au suivant, mais ça fait plus loin pour rejoindre la salle de répétition.

J’aurais dû descendre au suivant, ça m’aurait évité la honte de m’affaler au pieds de cette jeune femme que j’aurais tellement voulu être capable d’aborder… Je la vois tous les mercredis, elle attend son bus, sûrement le 2, quand moi, j’arrive par le 7. Maintenant, c’est foutu ! Jamais plus je n’oserai la croiser. À partir de demain, je descendrai à l’arrêt suivant,

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