Bonjour,
Voici le texte du mois pour la proposition 274. La présentation de l’auteur est à retrouver là.
Proposition 274 – La pelote de laine
L'écheveau et les mille paires
Il était un parmi d’autres, enserré dans un ballot. Posé sans ménagement sur l’armoire de la salle à manger de la ferme, il savait que sa destinée le conduirait à finir en tricot ou chaussettes d’hommes. Oui, c’était cela qui l’attendait : il poursuivrait sa destinée dans des bottes, sabots en caoutchouc ou galoches de bois.
L’écheveau commencerait d’abord son cycle par un tour de manège sur le dévidoir actionné par des mains enfantines. Surveillé du coin de l’œil par la Maria, il s’enroulerait sur la bobine posée devant la machine à tricoter.
Commençait alors le va et vient qui, passant de la bobine à la machine, maille après maille, constituait la jambière de la chaussette. C’était là l’opération de base précédant le tricotage du pied. Manœuvre délicate nécessitant l’habile maniement de l’aiguille ou du crochet pour tourner le talon avant de former le pied.
Jambières, pieds s’entassaient avant la finition des chaussettes regroupées par paires. Et cette année-là, c’était une sacrée commande passée par ce lainier d’Aurillac. Plus de soixante années se sont écoulées depuis ce jour où se tint cette conversation :
- A part les pull-overs, écharpes, cache-nez, mitaines que vous demande votre clientèle locale, il vous arrive de tricoter avec votre machine pour des marchands ambulants du Lot et de la Corrèze – je le sais, ce sont eux qui m’ont communiqué votre adresse -. Je viens du Cantal et je vous propose de me tricoter mille paires de chaussettes standard en laine du pays, comme vous savez si bien les faire. Il me les faut pour le 14 septembre à la foire de Sainte-Croix, parce qu’à partir de ce début d’automne, les Cantalous commencent à se geler les arpions.
- 1 000 paires ! Fichtre… Je n’ai jamais eu une telle commande. Pour livrer mi – septembre, il me faut faire 10 paires par jour en moyenne. Ça fait beaucoup d’heures devant la machine et ensuite tirer l’aiguille pour coudre les jambières. Et savez-vous, nous, on est des paysans. Alors, il y a le maïs à sarcler, faner le foin, cueillir les prunes. Et tricoter pour les autres aussi. Il y a bien mes deux petits derniers qui aident. Ils dévident les écheveaux, ça me gagne du temps... Et vous allez me payer combien ? 130 francs la paire ?
- Ah non, ça je ne peux pas, 100 francs, ça vous fera 100 000 francs…
En elle-même, Maria fit le rapprochement avec son petit cheptel. Point question d’acquérir trois brebis mérinos qui lui auraient donné de la laine à filer avec le rouet et la quenouille, comme quand elle était gamine dans le Causse, mais, ça, c’était de l’histoire ancienne avant la guerre de 14. Et puis, ici, en Bas-Limousin, les moutons n’étaient pas adaptés aux pacages qui convenaient mieux aux vaches. Alors, une génisse limousine pleine à la foire de Sainte-Croix, ça serait une bonne idée. Et il y aurait un veau à vendre pour le printemps prochain.
Forte de cette idée, la fermière tricoteuse proposa :
- Tenez, je vais vous avancer, les 1 000 paires, vous les aurez pour le 10 septembre. Vous me paierez ce jour-là ?
- Pas de problème, je viens chercher les chaussettes le 10 septembre et vous aurez vos sous. Et demain, je vous amène les ballots d’écheveaux de laine.
Dès le lendemain soir, après une journée harassante à faner, préparer les repas, écrémer le lait de la traite du jour pour le beurre qu’elle livrerait la semaine suivante à Brive, la mère s’installa devant sa machine. Déjà, plusieurs écheveaux enroulés sur trois bobines, soigneusement paraffinés pour éviter que ne se feutre la laine, attendaient la transformation en jambières. Tard, dans la nuit, on entendrait le sempiternel va et vient de la machine.
Les jours s’ajouteraient aux jours, alternant, jambières, montage du talon et du pied puis finition de la chaussette. Les ballots d’écheveaux diminueraient au fil des semaines, remplacés par les tas de chaussettes bien alignés. Sans que ne pâtisse le travail du « dehors » … Sans une plainte de la mère pour ces multiples tâches. A la foire de Sainte-Croix, elle laisserait au père le choix de la génisse qui viendrait remplacer la vache trouvée morte à l’étable au printemps dernier.
Ainsi allait la vie de Maria qui, au début des années trente, avait puisé on ne sait où l’idée de s’équiper d’une machine à tricoter et très rapidement se lancer dans le travail à façon pour les voisins. Et le cercle de sa « pratique » s’était élargie jusqu’aux communes voisines sans oublier les marchands de laine qui tenaient leurs « bancs » sur les foires locales. Point n’était besoin en ce temps-là de messages publicitaires pour séduire la clientèle.
Je vois encore la mère, son « centimètre » à la main, crayon et cahier posés sur la table, prendre les mesures pour le pull-over, la veste, voire la combinaison de laine, le caleçon long du Victor, Henri, Albert, Ferdinand ou Prosper, Marie, Philomène ou Clarinthe. Les clients amèneraient leur laine, en écheveaux ou pelotes.
On s’en doute, ce ne serait jamais de l’astrakan, alpaga, mohair ou yack, mais de la laine tondue sur les brebis du Causse, celle qu’on appelait « laine du pays ». A ma connaissance, il n’y avait pas d’Écossais à des kilomètres à la ronde qui lui eut commandé un kilt, ce qui n’aurait pas manqué d’alimenter les conversations locales. A-t-on idée ? Des hommes qui portent un « coutillou» *, on aura tout vu!!!
* cotillon ou jupe…