Bonjour, Voici le texte du mois pour la proposition 270. La présentation de l’auteur est en attente.
Proposition 270 – Proposition 270 – Logorallye
Ressac
Depuis de longues minutes, j’arpente le macadam en longeant la digue, le regard vers le sol, entièrement concentrée sur le bruit de mes pas. Cela fait des mois maintenant que chaque jour je répète le même rituel, tentant en vain de me convaincre de lever les yeux. Mais je ne suis pas prête, pas tout à fait. Dans ma tête, la seule idée de l’eau me ramène à ce bassin, à tout ce temps passé depuis mon enfance à m’entrainer pour y être la meilleure, à réprimer toute autre envie, toute « attitude infantile » comme me le répétait sans cesse mon entraineur, avec son air invariablement renfrogné. Avant d’ajouter que si je persistais à n’être là qu’en dilettante, c’était une perte de temps pour lui autant que pour moi, qu’il fallait que je fasse deux fois plus d’efforts que les autres avec mon gabarit si je voulais arriver au moindre résultat.
J’en ai passé des nuits à pleurer dans le dortoir sans trouver le sommeil, ses mots me poursuivant sans relâche. Je voulais tellement être la meilleure, pour que tous soient fiers de moi. Je mangeais encore moins, m’entrainais encore plus, dans l’eau ou à la salle de préparation. Mais les critiques redoublaient et j’étais épuisée, tout le temps.
Je sursaute sous les coups de boutoir de mes souvenirs. Je sens bien que cette fois, j’ai plongé plus profondément que d’habitude et j’hésite un instant à revenir en arrière, contourner l’obstacle encore une fois et rentrer chez moi.
Mais je ne me libèrerai jamais ainsi.
Alors je laisse revenir les souvenirs de ce jour, à la piscine, avec l’entraineur qui me hurle dessus parce que le chrono n’est pas bon. Et il me fait recommencer, encore et encore, jusqu’à ce que je n’en puisse plus, que je tente de sortir de l’eau. Mais il m’en empêche chaque fois, de plus en plus en colère. Et moi j’ai la tête qui tourne. Je n’ai pas mangé ce matin-là. Ni la veille au soir. En fait je ne me rappelle plus la dernière fois où j’ai mangé quelque chose, sans même parler d’un vrai repas. Je tiens uniquement avec les pilules qu’il m’oblige à prendre, de plus en plus nombreuses avec le temps. Mais aujourd’hui elles ne suffisent plus.
J’essaye encore de sortir du bassin mais l’entraineur me repousse et me maintient la tête sous l’eau pour me punir. Je sens que mon pouls s’emballe mais ce n’est déjà plus qu’une lointaine sensation. Mon esprit dérive …
Mon estomac se soulève, j’ai un goût acide en bouche, vaguement métallique aussi. Tout autour de moi se teinte de rouge.
Je coule.
On m’a expliqué que j’avais un ulcère qui s’était mis à saigner et perforé, et que j’avais vomi dans la piscine avant de m’évanouir et me noyer. Mon entraineur n’a même pas essayé de me secourir, prétendant aux personnes présentes que je « jouais la comédie », tentant même de les empêcher de me repêcher. Heureusement en vain.
Il a été arrêté et condamné. Et moi j’ai survécu, de justesse. Ironiquement, « parce que j’avais l’estomac complètement vide ». Mais j’étais droguée, je souffrais de malnutrition et j’avais de lourdes séquelles à la suite de mon opération de l’estomac. La convalescence a été longue.
Et depuis, j’ai peur de l’eau. Enfin … plutôt d’y être à nouveau prisonnière. C’est en tout cas la conclusion à laquelle j’en suis arrivé après de nombreuses séances de thérapie. Ma psy m’a conseillé une sorte de « thérapie d’exposition », mais pas question évidemment de revoir une piscine.
Alors me voilà, sur la route longeant la digue, faisant les cent pas, allez retour, en tentant de me convaincre de lever les yeux.
Depuis deux mois que je tente, je ne me suis jamais approchée aussi près.
C’est finalement le bruit du ressac qui m’arrache à mes pensées et à ma peur.
L’océan se retire, comme s’il prenait une profonde inspiration avant de revenir. Alors je fais de même, et je tourne la tête. Je regarde les flots, les larmes aux yeux. Ils vont et viennent librement, s’écrasent sur les rochers avant de repartir dans l’autre sens.
Ils ne sont pas piégés entre les 4 murs d’un bassin. Et moi non plus, plus maintenant. Moi aussi je m’en vais quand je veux.
Je me retourne et me dirige vers ma voiture. J’ai arrêté de pleurer, et je sens même poindre un demi sourire.
Il est temps pour moi de me trouver une vie.