Bonjour, Voici le texte du mois pour la proposition 271. La présentation de l’auteur est à retrouver là.
Proposition 271 – Un titre, une histoire
Joséphine
C’est une très, très jeune fille. Presque. Une enfant. Presque. Entre fleur et bourgeon. Une touche de rose sur les joues, sur les lèvres qui ébauchent un timide sourire, laisse percer, à peine, une touche de féminité dans ce visage d’enfant très sage encadré de boucles noires bien rangées, le cou à peine découvert sur une robe pâle sagement plissée, les bras nus sagement placés le long du buste. Une enfant. 12, 13 ans ? A peine. Et pourtant étrangement lumineuse, semblant capter un regard, un élan. Comme une vie contenue dans les yeux noirs, attendant d’être reconnue.
C’est un pastel, entouré d’un cadre ovale, comme on en faisait jadis, enseveli sous des toiles en lambeaux, endormi dans le grenier. Saisie, je l’extirpe de ses oripeaux empoussiérés, je le ramène triomphalement : « maman regarde ce que j’ai trouvé ! C’est qui ? » Elle n’hésite guère : « Joséphine ! C’est ta grand-tante ! » J’hésite un moment, interloquée : comment cette enfant, cette si jeune fille peut-elle être ma grand-tante ? En plus elle porte presque mon prénom ! « Si, si ! C’est Joséphine, une sœur de ta grand-mère. Elle est morte à 13 ans, d’une méningite. »
Le voilà donc, le mystère de cet appel troublant, de cette attirance indicible : cette inconnue vient du passé, de mon passé, celui de ma famille ; que veut-elle me dire ? Quels visages avec elle, quelles vies, désirent impérativement que je les ressuscite ?
Je suis restée longtemps sous le charme de cet appel sans y répondre, repoussant à plus tard le temps d’enfin ranimer les inconnus que ma jeune vie ignorait joyeusement, inconsciente de ce qu’elle leur devait. Me voici vieille à présent. Il est temps. Avant que je ne bascule à mon tour dans la nuit de l’oubli.
Le père Donnadieu. Mon arrière-grand-père. Le père Donnadieu, on ne le connaît que par ce titre, tant il en imposait. J’ignore son prénom. Maman n’est plus là pour me le dire. Nommons-le Frédéric, en hommage à Mistral, son modèle en félibrige. J’ai découvert un jour, en fouillant dans le grenier, dans une vieille malle pleine à craquer de papiers jaunis, une nouvelle qu’il avait écrite en provençal, intitulée « la tour fondue ». Des poésies, aussi. Donc, il écrivait.
Je l’imagine, le regard clair, impérieux, moustache en croc, comme on en portait à l’époque, le port d’’un conquérant. Il était instituteur à Valensole. Un de ces hussards noirs sanglés dans leur mission laïque, comme ceux qui narguèrent la mort à la tête de leur bataillon, sur le front, en 14. Salaire de misère, mais immensément respectés. Un « maître ». Ce n’était pas un vain mot.
Dans les années 90 (1800, évidemment) il épousa en justes noces Constance (j’ignore aussi son prénom ; celui-ci lui convient bien), institutrice comme lui. Fille d’une couturière qui s’était saignée aux quatre veines pour lui faire poursuivre ses études et intégrer l’Ecole Normale d’Instituteurs. A l’époque, telle ascension était rarissime.
Un enfant, puis deux… Au troisième elle abandonna son métier pour s’occuper de sa famille, qui s’agrandissait chaque année. Elle eut treize enfants, dont six seulement arrivèrent à l’âge adulte. Tant d’enfants morts en bas-âge, et puis la petite, emportée par la méningite, dont ne restait que son portrait, une relique ! Une « attaque », comme on disait alors, la paralysa après le treizième, C’est Marie, son aînée, qui la remplaça pour élever les petits, renonçant à un beau fiancé. Son chagrin resta secret. On était pudique, en ce temps-là. Ma grand-mère lui vouait un véritable culte. Elle repose au cimetière dans la tombe familiale, toujours décorée de fleurs blanches en son honneur. Elle avait 20 ans quand elle mourut. Le médecin, appelé au chevet du cadet, dit au père Donnadieu : « celle-là vous partira avant l’autre ». On trouva sous sa chemise une épaisse couche de vieux journaux, pour se protéger du froid. La vie était rude, en ce temps-là.
Trois filles, Jeanne, ma grand-mère, Nine et Thérèse, survécurent à la tuberculose, ainsi que le dernier garçon, Paul. Gazé sur le front en 17 il en mourut peu d’années plus tard, laissant une veuve et un enfant.
Jeanne épousa Emile, mon grand-père, rencontré lors des fêtes de Marie, blessé de guerre de passage, touché au cœur par sa grande beauté. Tout le temps de la guerre elle lui resta fidèle, osant même résister au terrible père Donnadieu qui voulait lui faire épouser un riche paysan du coin. J’ai raconté leur histoire dans un court récit de vie, « les yeux bleuets ».
Thérèse épousa un couturier très connu à Marseille, lui servant à la fois de mannequin préféré, car elle était très belle, et d’alibi pour des liaisons secrètes et inavouables.
Nine mena grande vie, mettant tous les hommes à ses pieds, qu’elle avait fort mignons, aux dires de ces messieurs. Elle est morte d’un cancer du sein volontairement non traité, entourée par les seuls soins de ma mère.
Et le portrait ? Il a disparu, emporté dans la grande débâcle, le grand désastre, après la mort de maman : jeté, comme tout le reste, englouti dans l’éternel oubli. Si jeunesse savait… Mais jeunesse ne sait pas, et jette le passé, corps et biens, les chers disparus avec leurs plus chers souvenirs.
Mais qu’importe ! Joséphine illumine encore ma mémoire, et mes écrits, gardiens fidèles de mes racines.