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Il était une fois, il y a longtemps, très longtemps et seuls les vieux se souviennent du temps béni de la rengaine « Honneur et Fidélité » qui a porté loin le rayonnement de la France : Indochine…Algérie…tous ces lieux exotiques que M. Seguin, ancien légionnaire, avait bien connus. Cela  lui avait ouvert l’esprit et avait développé chez lui des goûts qu’il n’aurait même pas imaginés. Alors, il faut le dire : M. Seguin aimait beaucoup les chèvres et avait des prétentions à l’élevage de qualité qu’il se proposait de réaliser un jour.

 

L’heure de la retraite ayant sonné, M. Seguin s’était retiré dans un petit coin tranquille, à Marseille, au bord de la Canebière : il avait gardé la nostalgie des destinations lointaines et se réservait la possibilité d’ « embarquer » près de la grande bleue, et de son pastis. Bien entendu, il avait toujours ce plaisir de la chèvre qu’il essayait d’entretenir et de perfectionner, mais qui lui occasionnait bien du souci.

 

En effet, Jean-Loup était entré dans sa vie. Jean-Loup, le grand brun qui habitait la montagnette derrière la Canebière. Et ce Jean-Loup, une espèce de va-nu-pieds sans foi ni loi, lui « empruntait » régulièrement ses chèvres ; c’était insupportable et M. Seguin ne le supportait plus, d’autant que Jean-Loup était un être très fruste, qui se contentait de faire de bruyantes promesses qu’il n’avait nul souci de tenir, étant par ailleurs sans gîte, ni couvert, mais non sans ressources. Et c’était injuste : M. Seguin, un jour ou l’autre, voyait disparaître sa chèvre du moment, emportant avec elle les grandes espérances qu’il avait misées sur elle. Et bien entendu, il en était sûr, elle allait là-haut, sur la montagnette, sur cet espèce de grand pré où l’on disait que, la nuit, se déroulaient des raves orgiaques organisées par Jean-Loup, dont elles étaient toutes folles. Et c’était de cette façon que M. Seguin avait perdu tour à tour ses meilleurs éléments : la Nina, la Pinta et la Maria, qui étaient son Amérique à lui. Il en avait assez mais ne savait comment faire, car régulièrement lui prenait l’envie de reconstituer un cheptel et tout aussi régulièrement, Jean-Loup lui raflait la mise et son prix.

 

Un jour, un de ses anciens collègues de barouds vint lui faire une visite de courtoisie, et connaissant ses goûts et ses couleurs, lui indiqua qu’il avait eu vent d’une affaire de 1ère main : au marché de la Bourse, derrière le vieux port, il paraîtrait qu’il y aurait un tendron, qui n’avait pas encore trouvé preneur pour cause de jeunesse par trop évidente  et fantasque, et pour laquelle toute un travail de débourrage était à faire, et si lui, son copain, se sentait l’envie et la patience de s’en occuper, ce pourrait être exaltant de possibilités et de perspectives… M. Seguin était très tenté : cette information chatouillait agréablement son légitime orgueil d’éleveur consciencieux et exigeant et, ma foi, les deux amis décidèrent de se retrouver le lendemain matin au lieu indiqué. Rendus sur place, M. Seguin n’hésita pas une seconde et tope-là, il emmena sa nouvelle recrue.

 

Ah qu’elle était jolie la petite chèvre de M. Seguin, avec ses sabots noirs et luisants, ses pattes fines et ses longs poils blond-platine qui lui faisaient comme une houppelande. Blanchette,  car tel était son nom, choisi par M. Seguin, était un vrai plaisir des yeux et un vrai bonheur : elle était douce et câline et n’avait pas sa pareille pour, en 3 coups de langue, faire fondre M. Seguin qui en remerciait Dieu chaque jour. Il s’en occupait avec beaucoup de soin et faisait en sorte qu’elle grandisse harmonieusement de sorte qu’elle obtiendrait le 1er prix à la grande foire annuelle, c’était sûr.

 

Et Blanchette devenait chaque jour un peu plus belle, une vraie bête de concours, qui avait tout ce qu’il fallait là ou cela devait être et qui, ce qui ne gâchait rien, restait modeste et savait se tenir : la fougue brouillonne de la jeunesse s’était muée en maintien discipliné, mais on sentait toutefois que sous l’écorce bouillait la sève qui rendait Blanchette unique et si précieuse à son maître.

 

Un jour de pâture semblable aux autres, Blanchette entendit un chant curieux qui lui rappela le bruit du vent dans les voiles des bateaux sur le vieux port, du temps d’avant M. Seguin, quand elle tétait encore sa mère. Mais ce chant la remuait curieusement et lui donnait des envies de gambader et de folâtrer. En rentrant le soir, elle était agitée et ne portait pas attention aux paroles de M. Seguin, qui avait bien du mal à la faire tenir tranquille et que cela fatiguait : il avait passé l’âge des rodéos et vraiment, le soir, Blanchette était intenable. M. Seguin ne comprenait pas ce qui se passait et réfléchissait. Et soudain, un jour, voyant le regard un peu perdu de Blanchette, voyant  ses flancs se soulever à un rythme soutenu, la voyant se frotter de curieuse manière à sa litière, soudain il comprit : encore une qui avait entendu, et qui sait, peut-être vu, Jean-Loup qui attendait de revenir dans notre histoire et commençait à trouver le temps longuet. Et M. Seguin de dire : « Blanchette, tu n’y penses pas. Voyons, après tout ce que j’ai fait pour toi, ne me dis pas que Jean-Loup… Mais non, M. Seguin. Que vas-tu chercher là ? Je sais bien tout ce que je te dois, tu me le répètes assez, et je crois ne pas avoir été ingrate. C’est toi que j’aime, tu es mon lion superbe et généreux, etc… etc… » lui disait cette fausse, d’une voix enjôleuse et en se frottant à M. Seguin. Mais en même temps, elle pensait à Jean-Loup. Ah, Jean-Loup ! Jean-Loup et son profil grec, Jean-Loup et son regard sombrement velouté, Jean-Loup et son poil noir si lustré et fourni, Jean-Loup et son appel sauvage, Jean-Loup et son sourire ravageur, Jean-Loup et tous ces petits riens qui rendent dangereusement irrésistible, Jean-Loup enfin. Jean-Loup ! !!!!! Et M. Seguin et sa tête de vieux bouc, ses yeux fatigués portant valises et paquets, son poil rare et terne, sa voix chevrotante, M. Seguin et ses exigences et toujours plus et jamais assez, M. Seguin et ses petites pantoufles, ses petits caleçons, ses fixe-chaussettes et tous ces petits détails de tous les jours que même la gamelle la mieux garnie ne peuvent faire oublier, M. Seguin donc commençait à la lasser. Elle savait bien que le bonheur est dans le pré …de la montagnette.

 

Ordoncques, un soir où M. Seguin, ventousé au fond de son lit par un mauvais rhume somatique et ayant, de ce fait, oublié de fermer la porte, s’était enfin assoupi, Blanchette ne put y résister.. Sur la pointe des sabots, elle prit la poudre d’escampette et le 4x4 de M. Seguin, et la voilà partie, portant, pour être plus à l’aise, cotillons simples et…non, je me trompe d’histoire.

 

Il paraît qu’elle a valsé toute la nuit et qu’elle s’est bien défendue. Elle a fait sensation et on en parle encore dans les chaumières : la preuve en est que, depuis, toutes les mères de famille racontent son histoire à leurs filles.

 

Elles n’omettent jamais de s’étendre longuement sur ce pauvre M. Seguin  si gentil, si vieux et tout seul dans sa belle maison (cadre exceptionnel, 10 pièces, vue sur la montagne au N et les pieds dans l’eau au S, commodités à tous les étages, nous consulter). Elles n’omettent jamais de s’étendre longuement sur les dangers qui surgissent la nuit, quand tous les chats sont gris et que Jean-Loup sort du bar, là-haut, sur la montagnette.

 

Mais curieusement, elles omettent…

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