Il était une fois une adolescente qui n'avait peur de rien. On l'avait surnommée Charbillon parce qu'elle avait des yeux noirs tellement effrontés qu'ils paraissaient lancer des flammes, on aurait dit des charbons brûlants. Sa mère était morte à sa naissance et, quelques années plus tard, son père avait épousé une jeune femme très gentille - d'ailleurs, elle s'appelait Douceline - qui avait elle-même deux fillettes adorables, blondes comme la campagne sous le soleil de juillet. Mais le père, un brave menuisier, était lui aussi décédé très jeune : il avait succombé à un infarctus alors que Charbillon, qui n'avait alors que sept ans, piquait une crise dont elle avait le secret. Elle voulait qu'il lui offre la Ferrari miniature rouge hors de prix qu'elle avait repérée dans un catalogue de jouets de luxe. Trois voisines avaient déboulé, alertées par ses cris stridents et le tapage des potiches renversées, pour trouver le malheureux père gisant sur le carreau de la cuisine : son coeur n'avait pas résisté. Il était donc mort, laissant à sa femme le soin d'élever l'enfant avec les siennes. Ce qu'elle faisait de son mieux.
Mais un jour, Charbillon avait alors quinze ans, sa belle-mère lui dit :
- Charbillon, tu es grande maintenant, et tu peux comprendre. A la piscine, l'autre jour, j'ai rencontré un monsieur très gentil qui voudrait m'emmener au restaurant ce soir. Il va arriver d'un moment à l'autre. Voudrais-tu garder les petites jusqu'à mon retour ? Je ne rentrerai pas très tard.
- Garder tes filles ! Non mais, qu'est-ce que tu crois ? Est-ce que j'ai l'air d'une bonne d'enfants ?
- Tu n'es bien sûr pas une bonne d'enfants, ma chérie, mais tu es leur soeur et je pensais que tu aurais eu plaisir à t'occuper un peu d'elles comme une grande. Et tu m'aurais rendu un gentil service.
- Leur soeur, moi ? Tes filles, après tout, ce ne sont même pas mes demis !
Douceline aurait peut-être alors perdu patience, mais un coup de sonnette retentit et Charbillon se précipita pour aller ouvrir, tant elle était curieuse de voir le nouvel amoureux de sa belle-mère. Quelle ne fut pas sa stupéfaction de tomber nez à nez avec son directeur d'école, un sosie de Brad Pitt dont toutes les filles étaient folles.
- Bonsoir, Charbillon, lui dit-il avec un sourire en coin.
- B'soir, répondit la gamine, sidérée.
- Ta belle-maman est prête ? C'est gentil à toi de garder tes petites soeurs.
- Ouais... ouais..., fit Charbillon qui n'en revenait toujours pas.
- J'arrive ! lança Douceline qui accourait, un châle à la main. Charbillon, je te fais confiance : tu les couches à huit heures et tu leur rappelles de bien se brosser les dents.
La porte fermée, Charbillon se ressaisit. Quoi ! Pendant que sa belle-mère allait s'amuser avec son directeur, il fallait qu'elle, elle s'occupe des mioches ! Eh bien oui, elle allait s'en occuper ! Elle leur fit manger un vieux reste de maroilles oublié dans le réfrigérateur et ne leur donna pas de dessert. C'étaient justement des fraises à la crème, que les petites adoraient, mais elle préféra les manger toute seule, devant elles, en se pourléchant. "Il n'y en a pas assez pour tout le monde et, de toute façon, ça vous donnerait mal au ventre." Puis elle les envoya se coucher et, quand elles furent au lit, elle monta leur raconter des histoires horribles sous prétexte de leur faire passer le goût des fraises et de les endormir. C'étaient des histoires de loups garous qui se cachaient sous les lits et dans les armoires et attendaient minuit pour se jeter sur les enfants, leur crever les yeux, les égorger et les dévorer. Ils étaient si affamés qu'ils rongeaient même les os et suçaient la moelle. Charbillon enfilait les anecdotes avec délectation, multipliait les détails horrifiants. A onze heures et demi, elle abandonna enfin les gamines à leurs terreurs en leur recommandant de bien faire attention au nombre de coups quand elles entendraient sonner l'horloge.
Comme il n'y avait rien qui lui plaisait à la télé, elle décida de sortir, et sans son téléphone pour ne pas qu'on l'embête. Elle trouva un billet de cent euros dans la boîte où sa belle-mère gardait l'argent du ménage, appela un taxi et se fit conduire au Zazou Club, une discothèque qui venait d'ouvrir à quelques kilomètres de la maison. Sa toilette fit sensation : des leggings de dentelle noire, une mini-jupe de tulle rose, un corsage quasi transparent et des yeux encore plus outrageusement noircis que d'habitude. Elle n'était pas venue pour s'ennuyer et en effet, tous les idiots qui s'étaient donné rendez-vous là-bas s'amusèrent à la draguer. Pour un succès, ce fut un fameux succès ! L'un d'eux, qui se faisait appeler Prince, la ramena à la maison sur le coup de quatre heures. Il avait trop bu - par chance, il ne provoqua pas d'accident - et voulut entrer pour saluer cérémonieusement la belle-mère de sa nouvelle amie : la maison était en effet encore tout éclairée.
L'accueil fut plutôt frais ! Douceline était auprès des filles à tenter de les calmer pendant que son amoureux de directeur discutait avec la police. Les petites hurlaient en s'agrippant à leur mère, le directeur hurlait d'angoisse : il fallait retrouver Charbillon !
L'arrivée de l'adolescente fut accueillie comme on le pense : des cris de soulagement, des cris de reproche, des cris de colère. La police s'intéressa tout de suite au jeune Prince en qui elle reconnut, malgré sa moustache et ses cheveux teints en jaune, l'auteur du spectaculaire braquage de Cora City. Le Prince charmant s'en alla donc, menottes aux poings, entre deux membres des forces de l'ordre. Charbillon, choquée et aussi un peu vaseuse, s'écroula sur une chaise, prête à se faire frotter les oreilles de plus belle. Mais ni Douceline ni le directeur ne lui dirent plus rien : il fallait qu'elle mijote toute seule ses remords.
A sept heures, malgré une grosse migraine, la jeune fille se leva pour préparer le petit déjeuner de la famille, attention à laquelle elle n'avait encore jamais songé, mais ni sa belle-mère ni ses soeurs n'apparurent, éreintées par cette nuit d'angoisse. Elle partit donc pour l'école, tête basse : elle devrait affronter le directeur. Pourtant, il ne la convoqua pas au bureau et les jours passèrent sans qu'il fît jamais allusion à cette nuit pénible. Charbillon elle-même, que la conscience d'avoir mal agi taraudait, essaya d'avoir avec lui une entrevue mais il la refusa. A la maison, le même calme distant s'était établi : ce n'était plus le moment des paroles, il fallait qu'elle change !
Bien des années ont passé. Après le mariage de sa belle-mère avec le directeur, Charbillon a réussi brillamment des études de puéricultrice. Elle adore les enfants, leur raconte de jolies histoires pleines de petits lapins espiègles et de chatons facétieux. Ses yeux sont restés aussi noirs mais ils ne lancent plus de flammes, ils ne veulent plus tuer personne. Ce sont ces yeux de velours qui ont séduit un jeune chauffeur de taxi, Gaston Leroy. Les deux tourtereaux doivent se marier le quinze juillet prochain et forment le projet d'avoir six enfants.