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Alejandro de la Guardia se planta au centre de la cour. Peu à peu, très progressivement, l'espace se remplit de voix, et les voix, aux tons variés, discutaient, riaient, récitaient, murmuraient, en volume croissant, mais toujours claires, distinctes, audibles mais invisibles, d'autant plus terrifiantes qu'elle étaient invisibles. Elles l'attiraient vers un mystère qui ne lui appartenait pas, mais qui le menaçait, le menaçait terriblement! Aucun moyen d'échapper à cette torture insidieuse et lancinante.

Même ici, aux confins du désert rouge qui s'étendait derrière les quelques maisons de pisé, les voix impitoyables le poursuivaient sans trèves, inexorablement! Sous le ciel bleu cobalt, brûlé par les rayons ardents, il s'arrêta là, sous le soleil, exactement, le visage inondé de sueur. Il comprit qu'il n'y aurait nulle part où aller. Il portait cette foule invisible et bruyante dans son esprit. Epuisé, il s'écroula dans la poussière. Au bout d'un moment, il se remit pourtant debout.

Dans un sursaut, les bras tendus, comme un animal aux abois, il hurla longuement sa douleur au soleil incandescent, au ciel impassible, étouffant pour un moment les voix. L'écho des montagnes insensibles répercutait ses cris.

A bout de souffle, il entreprit cependant de retourner au village, désespéré, ne voyant comme issues à son problème que la folie ou la mort.

Il remarqua sur sa droite un vol silencieux de vautours, décrivant des cercles inexorables, qui se rétrécissaient autour d'une créature à l'agonie. La mort nourrit la vie, c'était la leçon cruelle et immuable de la nature. Il imaginait sa dépouille servant de festin aux charognards. Voilà bien ce qui pourrait être la dernière action altruiste d'Alejandro de la Guardia et sa manière de faire partie du grand tout à jamais.

Ses jambes insensibles, semblaient avancer en dehors de sa volonté, telles des mécaniques étrangères greffées à son corps.

Il fut transporté au début de la Grande Rue, uniquement occupé par ses voix, pareilles à des milliers de bourdonnements d'abeilles butineuses, de stridulations de moustiques femelles perforant son cerveau, de sifflements de serpents menaçants, de fracas de cascades se réverbérant dans son crâne.

Le soleil doux et clément se couchait en illuminant le ciel en technicolor.

Il atteignit son hôtel miteux dans le brouhaha de son fardeau sonore, aveugle au décor misérable, ne sentant pas l'odeur prenante des oignons qui grillaient dans la cuisine, ni la rampe crasseuse sous sa main.

Juste la force d'ouvrir la porte de la chambre et de s'affaler sur le grabat magnifié par les éclats de couleur d'une couverture mexicaine, rendu aux abords de la folie par ces manifestations sonores, à la limite du supportable, qu'il ne pouvait discriminer.

Les cafards qui sillonnaient les murs blanchis à la chaux le laissaient indifférent. Il voulait seulement que plus rien ne bouge autour de lui, que rien ne s'ajoute au bruit de fond qui l'agressait.

Enfin, tourner le bouton!

Le bouton ? Le bouton de la radio!

Et il revit la vieille radio de son enfance, sa boîte de bois verni et son oeil vert lumineux. Et le bouton, le bouton que l'on tournait pour capter les stations.

On naviguait à travers une tempête de sons stridents ou grondants, plus ou moins forts, émergeant d'un ronronnement continu qui lui semblaient les lamentations de monde.

C'est exactement ce qui se jouait dans son esprit.

Et une fois qu'on avait trouvé l'émetteur, les voix claires, distinctes se faisaient entendre, inaudibles parfois, submergées par les craquements, dus aux pertubations et aux brouillages.

Il lui faudrait trouver le potentiomètre de son esprit. Et vite, sinon il courait à sa perte.

Il se remémora ses séances de yoga, de relaxation et essaya de se vider de toutes pensées parasites.

Il se contraignit à plusieurs semaines de ces exercices, sans résultats aucun.

Finalement, un jour, il entendit nettement des bribes de paroles aigües d'abord, puis grâves, plus difficiles à distinguer.

Aujourd'hui dans le silence le plus total, il s'enferme dans sa tête.

Une multitude de voix l'envahissent:

- Maman, maman... - My God!... Interruzione - Interdit, c'est interdit... interdit

- Asolutely faboulous, you know... - Quiera o no quiera - Mes frères!

... Und so weiter...

Quelques mois plus tard des conversations entières s'infiltraient en lui.

Il n'osait parler de cela à personne, surtout pas au médecin qui avait diagnostiqué des acouphènes. Il le prendrait pour un fou! D'ailleurs n'était-il pas complètement fou?

Peu importe! Il vivait avec son secret, ne mangeait presque plus.

D'où venaient tous ces êtres dont il recevait les paroles en direct ?

Peut-être des environs ?

Ressentaient-ils quelque chose quand il était indiscrètement branché sur eux?

Il avait peur des gens, peur qu'on le regarde comme une bête curieuse, peur qu'on le tue comme les sorciers des siècles passés.

C'est pourquoi il ne sortait que rarement.

Y avait-il d'autres d'humain dotés de cet étrange pouvoir, qui souffraient comme lui. S'ils existaient, ils ne s'étaient jamais manifestés.

Pendant une longue année, il vécut comme un poste de radio ambulant, recueillant des centaines de voix, des milliers de paroles qui passaient à travers lui, comme dans un moulin, laissant peu de traces, toujours chassées par de nouvelles voix.

Finalement, à bout de forces, il décida qu'une telle existence n'était plus possible L'évolution qui semblait lui avoir attribué ce don incroyable ne l'avait pas pourvu des capacités pour le maitriser et lui imposer le silence de temps à autre.

Le lendemain, bien qu'épuisé, Alejandro de la Guardia eut quand même la force de retourner au désert dans la chaleur de l'été.

Après avoir bu la bouteille de whisky qu'il avait apportée, il s'allongea dans la poussière rougeâtre au pied d'un cactus aux épines acérées et attendit dans la brûme de l'alcool, que le soleil miséricordieux le délivre des foules du dedans.

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