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Bonjour, Voici le texte du mois pour la proposition 265 (aequo avec Véronique). Vous pouvez retrouver la présentation de l’auteur dans la rubrique auteur.

 

Proposition 265 – Amour ou trahison

Ce vingt-quatre décembre était arrivé bien vite, cette année-là. L'hiver avait pris ses quartiers, la neige et le froid étaient de la partie. Le village semblait désert, adossé à la montagne toute blanchie par le givre et la neige. Seuls quelques sapins et des excroissances rocheuses laissaient entrevoir des taches sombres sur les versants environnants. Il n'y avait que la cheminée de la maison située au plus haut dans le village qui laissait échapper quelques volutes de fumée. C'était la seule maison encore habitée en cette saison. Voilà bien des années que le village avait été déserté petit à petit, les enfants des paysans d'antan ayant fait d'autres choix de vie. Quelques bâtisses avaient été transformées en résidences secondaires mais les propriétaires ne s'y montraient pas souvent surtout en cette période. Ne restait plus que Simone Bongrain qui, du haut de ses quatre-vingt-quatre printemps, restait fidèle au poste. Elle était encore bien en forme la Simone malgré quelques rhumatismes qui la titillaient parfois.

En cette veille de Noël, elle avait pris soin de balayer la neige sur le chemin qui menait de la route à la porte d'entrée de sa maison. La route, quant à elle, avait été déneigée mais restait recouverte d'une fine pellicule de neige bien tassée, bien glissante, et donc réservée à des habitués. Simone était assise dans un fauteuil devant sa cuisinière dans laquelle ronronnait un feu de bois énergique. C'était, à vrai dire, le seul appareil de chauffage dans la maison mais, bien couverte avec pulls et couvertures, elle était habituée aux quelques seize ou dix-sept degrés dans ce qu'on qualifierait maintenant de « passoire thermique ». Simone lisait le journal de la veille, consultant la rubrique nécrologique pour se tenir au courant des départs de connaissances dans la vallée. Elle avait encore une vue excellente et se passait aisément de lunettes. Elle leva la tête et regarda la pendule à côté de la grande armoire à vaisselle. Dix heures trente, le facteur ne devrait pas tarder... 

Effectivement, quelques minutes plus tard, elle entendit le bruit du moteur de la Kangoo jaune qui s'arrêta devant sa maison. Quelques instants plus tard, on toqua à la porte. « Entre » dit Simone, « c'est ouvert » ; « Bonjour Rémi » dit-elle, « Bonjour Madame Bongrain » répondit Rémi, « bien froid aujourd'hui, je me suis même demandé si j'allais pouvoir monter jusque chez vous ». « Ha, ha, tu dis toujours ça, Rémi, mais tu t'arranges toujours pour venir prendre ton petit remontant » rétorqua Simone en riant. « A propos de remontant, assieds-toi donc, je te sers un p'tit café et une tite goutte ». « Merci Madame Bongrain, avec grand plaisir, ça va me réchauffer » répondit Rémi en s'asseyant devant la table recouverte d'une toile cirée à carreaux rouges et blancs. Simone se leva et saisit la cafetière métallique sur le bord de la cuisinière, cafetière qui tenait au chaud le café pour la journée. Elle prit une tasse sur l'évier, la tasse qu'elle utilisait pour Rémi tous les jours. Elle servit le café, montra d'un geste rapide le sucrier qui trônait au milieu de la table puis alla chercher dans un petit meuble bas au fond de la pièce, la bouteille de « remontant ». Elle prit un petit verre dans l'armoire en passant et servit Rémi, s'asseyant face à lui. « Alors, à part ça, quelles nouvelles ? » dit Simone. Rémi lui conta les potins de la vallée. Simone adorait ce moment, sa seule et unique distraction de la journée. Elle finit par dire : « Rémi, as-tu mon journal ? ». Rémi fouilla dans sa besace, en sortit le journal et aussi, à la grande surprise de Simone, une grande enveloppe en papier kraft. « Il y a aussi ça » dit-il en la lui tendant. 

Simone ne recevait que très rarement du courrier et, le plus souvent, c'était de l'administratif, pension, impôts, etc... Elle saisit l'enveloppe et la posa sous le journal sur un coin de la table. « Allez, file Rémi, tu vas encore finir ta tournée en retard » dit-elle au facteur qui avala d'un trait son verre d'alcool. Il avait remarqué la gêne soudaine de Simone à la vue de cette enveloppe. Il prit sa sacoche et quitta la maison en lançant « joyeux Noël Madame Bongrain ». Simone ne répondit pas. Que pouvait-il bien y avoir de joyeux dans cette fête qu'elle exécrait au plus haut point ? Simone regarda par la fenêtre couverte de buée et vit partir la Kangoo jaune... Machinalement, son regard se tourna vers la table et, plus exactement, vers l'enveloppe sous le journal. Elle s'approcha lentement et saisit l'enveloppe. Son nom et son adresse étaient parfaitement écrits. Le timbre et les tampons apposés sur l'enveloppe indiquaient qu'elle avait été postée en Algérie ce qui l'intrigua davantage. Au dos de l'enveloppe figurait un nom et une adresse : Yasmina Hashiouli, 15 rue Tadjout, 15062 Izréouil. Simone prit un couteau pour l'ouvrir. Elle sentait sa main trembler. Dans l'enveloppe, il y avait une lettre qui semblait avoir été écrite récemment et, au fond, une vieille carte postale qui avait manifestement subit les outrages du temps. La photo sépia sur la carte montrait un paysage de collines arides, paysage d'Algérie sans aucun doute. Simone tourna la carte et de suite, bien que l'encre ait un peu bavé, reconnut l'écriture. C'était bien celle de René, son immense amour de jeunesse. Elle se sentit vaciller et s'assit rapidement. Soixante-six ans qu'elle l’avait vu au village pour la dernière fois, un vingt-quatre décembre précisément. Ses yeux embués de larmes ne lui permettaient pas de lire. Elle sortit un mouchoir et s'essuya.

Elle repensait à cette journée du vingt-quatre décembre passée en secret à l'étage de la grange du père Lepleux ; c'était là qu'ils se retrouvaient régulièrement, ils s'y étaient aménagé un petit nid dans le foin avec des couvertures épaisses pour se tenir bien au chaud. Fermant les yeux, Simone eut l'impression soudaine d'être transportée dans cette grange qui depuis, s'était en partie effondrée. Les odeurs du foin, du bois, des bêtes dans l'étable au rez-de-chaussée lui revinrent progressivement. Le visage de René aussi. Elle n'avait rien oublié. Elle avait tout sacrifié pour vivre dans le souvenir de son amour. Elle se souvint, des heures passées ensemble, serrés dans les bras l'un de l'autre. Ils parlaient de tout et de rien, de l'avenir, mais lorsque Simone évoquait le conflit qui se déroulait de l'autre côté de la méditerranée, René se fermait. Simone avait compris qu'il ne fallait pas insister. Elle se doutait qu'il avait très peur d'être appelé au combat. Pourtant, ce vingt-quatre décembre, elle insista un peu, un peu trop sans doute. René se leva brutalement, descendit l'échelle et disparu. Simone eut beau l'appeler, il était parti. Elle ne devait jamais plus le revoir...

Sur la carte postale, elle lut : « Ma Simone bien aimée, Amour de ma vie, je te demande pardon pour tout. Je t'ai trahi, j'ai trahi mon pays, je suis maudit mais je t'aime ». Simone reposa la carte doucement sur la table, de grosses larmes coulaient le long des rides de ses joues. Elle prit alors la lettre qui était aussi dans l'enveloppe et commença à lire. Cette lettre commençait par annoncer le décès de René le deux octobre dernier puis, avec maints détails, décrivait son parcours depuis qu'il avait brutalement quitté Simone. Ce fameux vingt-quatre décembre, René savait depuis deux jours qu'il devait partir pour l'Algérie. Il était terrorisé à l'idée de se retrouver au front d'autant que les nouvelles de là-bas n'étaient guère encourageantes. Il se voyait déjà mort au combat et avait donc décidé de ne rien dire à Simone. Quelques mois plus tard, écœuré par les exactions commises par les deux camps, sa décision était prise, il allait déserter non pour passer chez l'adversaire mais pour, pensait-il naïvement, se cacher en attendant des jours meilleurs. Mais se cacher dans un pays qu'on ne connait pas ! René avait toutefois un gros atout : il parlait la langue ; il l'avait appris en quelques années, les langues étaient sa passion. Bien sûr, c'était un arabe un peu hésitant mais il se débrouillait. En tous cas, au moment où il fut capturé par un groupe de combattants algériens, c'est sans nul doute ce qui le sauva d'une mort certaine. Il tenta de s'expliquer, il dit que la guerre le dégoutait, qu’il ne comprenait pas... Au fil du temps, il fut caché, protégé et se lia d'amitié avec un jeune responsable du groupe qui l'avait capturé. Pour l'armée française, il avait été porté disparu au combat, information qui n'était jamais parvenue à Simone. A la fin de la guerre, René était devenu algérien. Il avait rencontré et épousé une jeune kabyle et refait sa vie là-bas. Simone reposa la lettre. Elle était effondrée. Pour elle, René ne l'avait pas trahie. C'est la vie qui les avait trahis tous les deux. Malgré ses quatre-vingt-quatre ans, elle prit rapidement sa décision. Elle rédigea une lettre pour Yasmina, l'épouse de René. Elle lui rendrait visite afin de parler de cet homme que toutes deux avaient aimé passionnément et pour rencontrer cette famille qui l'avait accueilli avec bienveillance.

Simone était maintenant soulagée, plus de regrets, plus de questions restées sans réponses. Elle était prête à entamer avec ferveur les démarches pour se rendre à Izréouil...

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