Bonjour,
Voici le texte du mois pour la proposition 260 qui a fini exæquo avec celui de Clémence et de Bernadette.
Vous pouvez retrouver la présentation de l’auteur dans la rubrique auteur.
Paul Eric – Bérénice
La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. Et sapée comme une clocharde, en plus ! Ses vêtements trop larges qui cachaient mal un corps sans forme surmonté d’un visage qu’aucun maquillage ne venait sublimer ! Brrr ! Quelle horreur ! Sans parler de ses dreadlocks d’une autre époque ! Mais qui avait pu l’inviter ? Elle faisait vraiment tache, dans ce salon où se côtoyaient les gens les plus en vue du monde de la mode et surtout, quelques-unes des plus belles filles qu’il avait eues l’occasion de shooter.
Et voilà maintenant qu’elle le regardait. Pire ! Elle se dirigeait vers lui sans le lâcher des yeux. Si ça se trouve, elle sentait mauvais. Ça ne serait pas étonnant, avec un look pareil.
— C’est toi, le photographe ?
Bon, finalement, elle sentait le parfum, comme n’importe quelle nana qui se respecte, c’était déjà ça. Mais si elle avait l’intention de poser pour lui, elle se foutait le doigt dans l’œil jusqu’au coude ! Non mais, tu as vu le genre ?
— Je suis Bérénice, la sœur de Sophia.
— Ah ! J’ignorais que mon mannequin vedette avait une sœur… T’as pas l’intention de faire le même métier qu’elle, quand même ?
— Non. Je suis là uniquement parce qu’elle a tenu à me montrer le monde dans lequel elle vit, espérant sans doute me faire changer d’avis.
— Changer d’avis ? À quel propos ? Ne me dis pas qu’elle te pousse au mannequinat ?
— Pas du tout, je te rassure. C’est plutôt moi qui cherche à l’éloigner de ce milieu superficiel. Et toi, ça ne te gêne pas d’exploiter le corps des femmes pour vendre des vêtements que les trois quarts d’entre elles ne pourront jamais se payer ?
— Oh ! Eh ! Si t’es là pour foutre le bordel, retourne dans tes bois. Si la mode te plaît pas, y’en a que ça fait rêver.
Non mais, de quoi elle se mêlait, cette nana ? Est-ce qu’Aurélien lui en posait, des questions ? Il s’en était vite éloigné et avait passé le reste de la soirée en s’en tenant le plus loin possible. Jusqu’à ce qu’il s’aperçoive qu’elle avait quitté la fête. Alors, il tenta de l’oublier, mais elle avait laissé une marque, quelque part en lui, qui continua à le déranger longtemps après cette soirée. Son prurit de l’âme, comme il se mit à nommer, plus tard, cette nostalgie qui l’avait envahi. Il repensait à ses débuts, quand il rêvait encore de faire de la photo d’art et d’exposer dans les plus grandes galeries. Mais le métier est difficile, et il faut bien vivre. Il avait été remarqué pour ses éclairages sophistiqués, et depuis dix ans, il alternait entre les shooting de mannequins et les prises de vue publicitaires d’objets divers, pourvu qu’ils soient de luxe. Il gagnait bien sa vie, qu’il menait grand train, seulement ses rêves de jeunesse étaient restés sur le quai.
À quelque temps de là, alors qu’il déambulait quai Voltaire (un autre quai !), le long des échoppes de bouquinistes, son attention fut attirée par le bruit d’un attroupement joyeux, sur la promenade Marceline Loridan-Ivens, en contrebas. De la musique, des applaudissements et des cris d’encouragement fusaient, laissant deviner un de ses spectacles de rue qui ont parfois l’art de jaillir spontanément des trottoirs parisiens. En se penchant au-dessus du parapet, il trouva cette position en surplomb intéressante, et comme il ne sortait jamais sans un minimum de matériel, il décida de faire quelques clichés. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas déclenché gratuitement, juste pour lui…
Au milieu du cercle formé par la foule, deux artistes évoluaient sur une musique électro-rock diffusée par une sono montée sur un chariot à roulettes − un caddy de grand-mère recyclé. Leur numéro était un mélange de danse urbaine et d’art du cirque. L’homme faisait office de porteur dans la plupart des figures, tandis que la femme enchaînait des mouvements alliant force et souplesse. Tous deux étaient habillés de vêtements très près du corps, ce qui faisait ressortir le travail des muscles, saillants et bien dessinés pour lui, longilignes et tout aussi toniques pour elle.
Concentré sur la recherche de la meilleure image et envoûté par la beauté du numéro, ce n’est qu’au moment où la femme tourna son visage vers son téléobjectif, semblant le regarder droit dans les yeux, qu’il la reconnut : Bérénice ! La trouble-fête de l’autre soir ! Malgré lui, il eut en léger mouvement de recul qu’il regretta tout aussitôt, se demandant si elle l’avait remarqué. Il en eut la réponse le soir même.
Aurélien était un noctambule mondain. Rares étaient les soirs où il ne sortait pas en bonne compagnie, dans une boîte branchée ou une soirée privée, pour ne rentrer qu’aux pâles heures de l’aube. Lorsque, exceptionnellement, il faisait une pause dans ses festives habitudes, il en avait une autre, à laquelle il ne dérogeait jamais : aller boire quelques verres dans une brasserie populaire près de chez lui.
C’est là que, quelques heures après avoir shooté en gros plan le visage de Bérénice en bord de Seine, il la vit apparaître, comme tombée du ciel, sur la chaise lui faisant face.
— Sophia m’a dit que je risquais de te trouver là. On dirait qu’elle avait raison.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Cool ! Sois pas sur la défensive, je ne vais pas te manger. T’as pris des photos, cet après-midi…
— T’as peur que je m’en serve sans ton autorisation ? Tu crois que je risquerais de me griller dans la profession pour toi ?
— Eh ! Sois cool, j’ t’ai dit ! J’avais juste envie de les voir. Je m’intéresse à ce que fait ma frangine, figure-toi. Et même si je n’aime pas le milieu dans lequel vous évoluez, j’apprécie ton travail, d’un point de vue artistique.
— D’accord ! Excuse-moi. Je suis un peu tendu, là. Tu bois un verre ?
Un peu tendu ? En vérité, Aurélien était au bord de la syncope. Depuis cette séance photo impromptue, la dernière prise de vue s’était imprimée sur sa rétine, et il ne s’attendait pas du tout à retrouver ce même visage en chair et en os à quelques dizaines de centimètres du sien. Lui qui s’était affiché aux bras des plus belles filles des magazines, qui les avaient courtisées sans jamais s’attacher, qui s’était fait un point d’honneur à ne jamais tomber amoureux d’une des mannequins qu’il photographiait, lui qui ne regardait les filles qu’à travers son objectif… voilà qu’une jeune femme qu’il avait trouvée franchement laide, il n’y a pas si longtemps, le troublait au plus haut point. Peut-être parce que dans ce bistrot populaire, elle paraissait à sa place, avec ses vêtements trop larges, son absence de tout fard, son regard malicieux qui ne trichait pas, il ne la voyait plus de la même façon. Et il la trouvait belle.
Bérénice commanda une tisane, lui reprit un cocktail. Ils parlèrent un peu du spectacle, de ses projets à elle, puis il l’emmena chez lui pour lui montrer les photos.
Ce qu’ils firent ensuite ? Disons que nous sommes restés dans cette brasserie, à imaginer l’avenir… Ça pourrait être le début d’une belle histoire d’amour, qui sait ? Mais entre lui, le noceur, alcoolique mondain, qui oublie ses rêves dans des boissons hors de prix, et elle, qui les vit au jour le jour, au naturel, sans maquillage ni béquilles éthyliques ou chimiques, n’y a-t-il pas un gouffre difficile à combler ? D’autant que le chemin à parcourir est beaucoup plus long pour l’un que pour l’autre…
Mais pourquoi pas ? Ça ne coûte rien de rêver, mais attention que nos rêves ne restent pas sur un quai de gare.