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Bonjour,

Voici le texte du mois pour la proposition 258 (Josée) qui a fini exæquo avec celui de Jonavin.

Vous pouvez retrouver la présentation de l'auteur dans la rubrique auteur

Initiations

             9 ans. Premières vacances. Premières vraies vacances. Loin de l'ennui du centre aéré. Loin des ricanements de la brute épaisse qui m'oblige à faire la sieste avec les petits, juste parce que je refuse de jouer au ballon prisonnier avec les camarades de mon âge, les "grands". "Mademoiselle fait la bêcheuse ! Jouer avec les autres, ça la débecte ! Ne sait pas s'intégrer ! A la sieste, comme les bébés !" Moi je préférais lire, rêver, regarder frémir les feuilles du platane dans la cour, poser mes doigts sur son écorce couturée de cicatrices, lui parler doucement, le consoler, mon frère martyrisé. La sieste, ça m'arrangeait.

             Premières vacances. Des vraies vacances. Un voyage ! Un vrai, un grand ! avec LA voiture. La première voiture. Une aronde noire, achetée d'occasion. Quelle révolution !

Je me souviens encore : maman à genoux, près de moi, à genoux aussi : "Prie pour qu'il réussisse ! Il faut prier ! Prie très fort !" Et j'avais prié très fort, pour que mon papa décroche son permis de conduire.

Permis de fuir la routine étouffante, l'espace confiné de notre petite vie. Maison-travail-maison. Le dimanche, en été, parfois la promenade en bicyclette jusqu'à la rivière. On construisait un barrage, papa me fabriquait un moulin avec deux branchettes de peuplier qu'il taillait de son opinel. Je le regardais tourner au milieu du filet d'eau, mes rêves tournaient avec lui, vers l'horizon mobile.

Permis de vivre. Maman sortait d'une dépression. Elle n'en pouvait plus. Ses rêves d'ailleurs tournaient dans sa tête comme un écureuil prisonnier de sa roue. S'évader, enfin !

             Premières vacances. Premier voyage. Et quel voyage ! Du sud au nord, une longue traite d'une journée sur les routes nationales, qui nous mènerait au cœur des Vosges profondes et noires. Le fief mystérieux de mon oncle garde-forestier. Garde-forestier, quelle merveille ! A lui seul ce mot sentait le bois, la résine et les lacs enchâssés comme des émeraudes au cœur des forêts immémoriales. Mon oncle Aimé, ma tante Jackie et mes trois cousines, Chantal, Jocelyne et Katia faisaient partie de ceux que l'on appelait "les pieds noirs". J'ignorais tout de l'Histoire, j'ignorais les blessures et la douleur des rapatriés, et le souvenir de l'Algérie perdue comme une plaie ouverte. A mes yeux, ils étaient l'Aventure.

            Aimé le forestier sachant les arbres et les baies, déchiffrait les nuages et les traces des bêtes sauvages dont il comprenait le langage mystérieux. Il était chaman, magicien, l'homme de la forêt. Il nous découvrirait, plus tard, les splendeurs de l'île de Porquerolles. La même magie.

            Et le rire de Jackie ! Ce rire libre, triomphant, tonitruant ! Ses yeux pétillants de malice m'impressionnaient terriblement. Elle savait tout faire, menait sa maison tambour battant. Il le fallait. Arrivés sans rien, parmi des gens hostiles, dans un pays inconnu, en pleine forêt... Et il faisait si froid, l'hiver ! Elle se battait. Elle gagnait. Sa force, son charme, étaient irrésistibles.

            Mes cousines furent mes initiatrices dans l'univers si étrange des jeux d'enfants. Nous étions au cœur de la forêt Indiens hurlant, dansant la danse du scalp autour des troncs énormes des mélèzes qui pleuraient sur nous des larmes de résine que nous mâchions comme des chewing-gums. Tour à tour squaws sacrifiées, trappeurs délivrés et Mohicans féroces, nous jouions tous les rôles avec fureur et délices. Je sens encore autour de ma taille la rugosité de la corde qui me ligotait.

Fous rires sous les draps chahutés. Robes échangées. Je me souviens d'une robe à gros carreaux rouges et verts, serrée d'une ceinture à grosse boucle, qui fit le tour des quatre cousines.

            Jeux aussi, jeux interdits. Par-delà les forêts nous étions allés rendre visite à une arrière-grand-tante dont j'ai oublié le nom, à Bar-le-Duc, ville sombre et austère, au troisième étage d'un immeuble bourgeois de pierre noire. Les adultes parlaient. L'une de mes cousines (mais laquelle ? Je ne sais plus) et moi, pour occuper le temps, nous amusions à cracher par la fenêtre sur les passants en contrebas. Une femme s'en aperçut, nous menaça de représailles. Fenêtre vivement fermée, cœur battant, nous attendîmes la fin de la visite. Peur vaine, l'ennemie renonçant à grimper les étages. Mais je garde encore le souvenir un peu trouble de cette incursion enfantine dans le monde de l'interdit, excitation et culpabilité mêlées.

             Plus tard, beaucoup plus tard -merci Jackie !- Jackie adouba d'un sonore "Il me plaît, ton mari !" Gilles, l'homme de ma vie. Et, confiance suprême, lui livra le secret de la soupe de potiron à la bisque de homard. Il en conserve religieusement la formule magique.

             Aimé, Jackie, se sont rejoints dans les forêts lointaines. Coule le fleuve du temps, qui éloigne ceux que l'on aime irrémédiablement. Mais le souvenir parfois donne des ailes pour entrevoir leur sourire.

Tag(s) : #Textes des auteurs
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