Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Elle n’avait emporté que ce qu’elle avait sur elle, et quelques bricoles – du pratique, rien de sentimental. C’était un peu précipité, bien que mûrement réfléchi, mais de toute façon, Murielle avait-elle encore le choix ?

Lorsque, six mois auparavant, après des semaines d’approches discrètes, elle avait réussi à prendre contact avec sa cible, elle était loin de penser qu’elle finirait par succomber à son charme, à son esprit inventif, à son humour si décalé et à la manière qu’il avait de précéder ses moindres désirs, même dans leurs rapports les plus intimes. Particulièrement dans ces moments-là !

Bref, elle était tombée amoureuse et si, les premiers temps, elle avait réussi à mettre de côté ses sentiments, elle s’était très vite rendu compte qu’il lui devenait impossible d’accomplir sa mission : un agent de renseignement ne fait pas de sentiment !

Et puis quoi ? Lorsqu’elle travaillait dans les zones les plus chaudes de la planète, pour le contre-espionnage ou à démanteler des réseaux terroristes, elle se sentait utile, elle sauvait des vies, mais là, elle ne faisait que voler de la technologie pour le bénéfice de l’État qui finira par les revendre à quelques entreprises de pointe, puis par leur acheter, très cher, ce qu’elles en auront tiré.

Bishal Anup Mahato était le génial créateur et patron de BAM Aerospace, une entreprise spécialisée dans les moteurs de fusée, et les lanceurs à forte capacité. Depuis quelques années, sa boîte déposait brevet après brevet et n’était pas loin de griller la politesse aux plus gros entrepreneurs de la conquête spatiale, dont Elon Musk lui-même. C’est sans doute pourquoi la France n’était pas la seule à s’intéresser à lui. « Un barbu, c’est un barbu, trois barbus, c’est des barbouzes ! » Et des barbouzes, avec ou sans poils, elle en avait repéré quelques-uns, dont un gars de la CIA impossible à cacher (1,95 m, 100 kg), une Chinoise des plus vicelardes (dans son trombinoscope, elle apparaissait comme tueuse à gage…), une splendide poupée russe (pas gigogne pour autant) plus trois ou quatre individus de divers sexes et nationalités dont elle n’était pas très sûre (du moins, pour la qualité d’agents secrets ; ils ne comptaient pas parmi ceux repérés par la DGSE).

Bien entendu, la fille de l’Oural avait tenté la même approche qu’elle… elles étaient donc officiellement ennemies ! Le neveu de l’Oncle Sam, lui, misait sur l’entourage du PDG, quant à la Chinoise, difficile de savoir ce qu’elle manigançait. On la voyait dans tous les endroits où il fallait être, mais elle ne semblait prendre aucun contact et disparaissait généralement bien avant tout le monde. Quoi qu’il en soit, tout le monde essayait de piquer des renseignements, de préférence avant les autres et si possible, de façon exclusive. À ce petit jeu, Murielle avait pris un coup d’avance. Jusqu’à ce que ses sentiments rebattent les cartes !

Dans les premiers temps, elle avait fait son travail sans états d’âme, fidèle à ses convictions, sa formation lui dictant sa conduite et son expérience la guidant dans les méandres du métier d’espion. C’était sans compter sur la personnalité hors du commun de Bishal. Le portrait que lui en avait tracé Bicéphale, son référent au bureau selon le nom de code qui lui était attribué, était loin de donner l’exacte mesure du personnage. Certains pisses-copies de la presse − spécialisée ou non − le comparaient volontiers au fantasque patron de SpaceX mais en vérité, il en était tout aussi éloigné qu’un tigre du Bengale peut l’être d’un crocodile sud-africain. Si l’américain était d’abord un homme d’affaire, Bishal Anup Mahato était avant tout un créateur. Son entreprise était florissante, parce qu’il avait su s’entourer de personnes compétentes et imposer une étique basée sur le respect mutuel, l’absence de compétition au sein de ses équipes et des salaires attractifs doublés d’un intéressement aux bénéfices. Un management à l’opposé des méthodes américaines. Mais c’est l’homme, pas ses qualités entrepreneuriales qui avaient séduit Murielle. Bishal était la douceur même, et pour elle, cette douceur était un havre de paix dans l’exercice de son métier de brutes.

Bien sûr, elle avait longtemps été partagée entre son patriotisme et cet amour qu’elle sentait naître, mais quand elle comprit que Bicéphale commençait à avoir des soupçons, elle sut qu’elle ne pouvait plus continuer à se mentir. Sa décision fut comme une évidence : elle devait s’ouvrir à son amant !

Un soir de soie et de pétales de roses − il n’avait de cesse d’enchanter leurs soirées −, Murielle prit une grande inspiration et se lança. Elle avait bien sûr envisagé qu’après cet aveu, elle pouvait tout perdre : son amour, il serait presque naturel que s’estimant trompé, Bishal la chasse ; son boulot, car si l’agence venait à découvrir ça, elle allait au-devant de plus graves ennuis ; sa liberté, peut-être, si elle était jugée pour trahison, sinon, impossible de rentrer en France, alors dans la liste des sinistres, elle pouvait ajouter tout ce qu’elle avait mis de côté, sa petite maison du Languedoc héritée de sa grand-mère, sa nationalité, ce qu’il lui restait de famille avec qui elle n’était pas brouillée et une poignée d’amis de deux sexes.

Étonnamment, la réaction de l’Indien fut bien différente que tout ce qu’elle avait imaginé. Après l’avoir écoutée jusqu’au bout sans jamais l’interrompre, il lui sourit, puis se leva du canapé dans lequel ils étaient assis, et, d’un geste l’invita à le suivre. Ils prirent l’ascenseur jusqu’au parking, au sous-sol, grimpèrent dans un SUV tout ce qu’il y a de plus passe-partout, et sans qu’un seul mot ne fût prononcé, s’enfoncèrent dans la nuit.

Boulevard Mortier, à Paris, Bicéphale constata d’abord la rupture de contact, mais dans un premier temps, il retint l’information, pensant que ce n’était que provisoire. Pas longtemps ! Les agents qui espionnaient les Américains firent remonter le bruit galopant comme quoi le PDG de BAM Aerospace s’était volatilisé. Dans les semaines et les mois qui suivirent, dans différents endroits de la planète, on signala un couple marié qui pourrait correspondre au signalement des deux disparus, et puis on n’en entendit plus jamais parler.

La BAM s’appelait désormais India Corporation Aerospace, les entreprises du spatial continuaient à tirer des plans sur la comète, quant au génial inventeur et à la belle espionne, personne n’avait rien compris.

 

Tag(s) : #Textes des auteurs
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :