« Le verre se fissura---engloutissant la lumière. »
Doucement, Florina retire le couteau.
Immédiatement du sang s'échappe de la plaie, rougissant le pyjama de sa petite sœur.
Le soleil du matin filtre entre les lamelles de bois des persiennes. Sur une étagère, des peluches aux yeux ronds assistent impuissantes, à l'horrible drame.
Le silence est pesant.
La fillette lâche le couteau qui en tombant, résonne sur le plancher vernis. Elle lève une main pour tirer la ficelle du mobile des quatre moutons, au-dessus du berceau, actionnant la mélodie.
Dans la chambre voisine, madame Beauvet s'inquiète de ce bruit étrange venant de la nursery. Elle s'assoit sur son lit, écoute un instant et entend le mobile musical. Ce qui n'est pas normal, le mécanisme ne peut pas se déclencher tout seul.
Elle décide de se lever en évitant de réveiller son époux. Elle pénètre lentement dans la chambre et aperçoit sa fille de dos.
- Ma petite Flo, que se passe-t-il ? Murmure-t-elle.
Tout en marchant elle remarque au sol le couteau, puis la main sanglante de son enfant de dix ans et, la large tache rouge sur la poitrine de son bébé, juste à la place du cœur.
- Charles ! Hurle-t-elle. Charles ! Appelle une ambulance !
Monsieur Beauvet se précipite dans la nursery. Il rejoint sa femme qui s'affale au sol tenant dans ses bras le petit corps inerte. Une minute, il reste stupéfait par cette vision cauchemardesque. Il ressort brusquement, dévale l'escalier et se jette sur le téléphone.
Cloé, la jumelle de Florina est assise sur la première marche, en haut de l'escalier. Recroquevillée contre le mur, le visage en larmes.
Dans la ville qui s'anime, retenti la sirène de la voiture de police qui ouvre le passage à l'ambulance, au milieu des conducteurs pressés de se rendent à leur travail.
Enfin, ils s'engagent dans la longue allée de platanes de la luxueuse propriété de monsieur et madame Beauvet.
Monsieur Beauvet est juge d'instruction, alors que son épouse est maire de la commune.
L'équipe de la police scientifique est déjà sur les lieux, pour prendre des photos et relever les empreintes.
Toute la famille est interrogée, séparément. Florina est entendu par un expert psychiatre, délégué par la brigade des mineurs.
- J'avais soif. Je me suis levée pour aller dans la cuisine. J'allais descendre l'escalier et j'ai vu que la porte de la chambre d'Inès--était ouverte. Il n'y avait personne dans le couloir. Je suis entrée dans la chambre. Il faisait sombre, mais le jour passait par les volets des fenêtres. Je me suis approchée du berceau et--- Elle relève doucement la tête, les yeux remplis de larmes. Les sourcils froncés, le regard tourmenté perdu dans cet instant d'horreur. Sa voix automate change, la douleur de la réalité la rattrape.
- Je---ne savais pas ce qu'il fallait faire. J'ai pensé---que si je retirais le couteau, ma petite sœur---aurait moins mal. J'ai mis en route le mobile des moutons, parce que cette musique---la fait toujours sourire. Mais---elle a gardé les yeux fermés, sans bouger--- Les larmes retenues pudiquement, glissent lentement sur son fin visage un peu pâle.
Puis c'est au tour de Cloé d'être écoutée.
- Je n'ai rien entendu. Je suis sortie de ma chambre quand maman a crié. J'avais peur. Je suis restée assise sur la marche. Papa parlait vite et fort. J'ai rien vu.
Ses phrases sont chaque fois ponctuées de sanglots. Elle termine en cachant son visage entre ses mains, laissant libre cours à sa peine.
La maison et le parc sont minutieusement inspectés.
L'emploi du temps du personnel de maison est examiné dans les moindres détails. L'enquête révèle des jalousies dans l'entourage mondain du couple. Certains dossiers du juge laissent à penser à une quelconque vengeance, peu fiable après examen.
Il faut se rendre à l'évidence, les seules indices concrets sont les empreintes digitales sur le couteau, celles de Florina.
En France, les mineurs ne sont pas incarcérés. Ils sont enfermés dans un hôpital psychiatrique sous haute surveillance de la justice, si leur état mental est reconnu comme étant dément au moment des faits reprochés.
Florina est hospitalisée dans le plus prestigieux centre de recherches et de soins psychiatriques du pays, pour un temps indéterminé.
Après le terrible assassinat de son bébé, madame Beauvet sombra dans une profonde dépression. Son mari était souvent absent, débordé de travail, argumentait-il.
Cloé, la sœur jumelle de Florina est placée dans un pensionnat très réputé et surtout très religieux. Pas de visite, pas de sortie, pas de courrier, pas de cadeau.
A ce stade de l'histoire, indignés vous allez certainement vous écrier, pourquoi emprisonner cette petite fille ? De quoi l'accuse-t-on pour ainsi la punir ?
Ce que l'enquête n'a pas révélé aux médias, pour protéger la vie privée de cette famille accablée; c'est que ce couple trop parfait, se détériorait déjà depuis la naissance des jumelles.
Monsieur Beauvet juge d'instruction, trompait sa femme avec de nombreuses avocates. Après des repas bien arrosés, il usait de ses poings pour calmer la jalousie de son épouse.
Madame Beauvet n'ayant pas la force physique de la riposte conjugale, se vengeait brutalement sur l'une des jumelles. Mélangeant les médicaments à l'alcool, tous les prétextes étaient bons pour battre sa fille aînée, comme elle se plaisait à dire. Celle qui était sortie la première de son ventre : la préférée du père, Cloé !
Florina se culpabilisait du martyr qu'endurait sa sœur. Mais elle n'osait pas s'interposer à la rage de sa mère. Elle avait peur ! Chaque fois que la fureur maternelle se déchainait, elle courait se réfugier sous l'escalier en pleurant, suppliant l'invisible que tout s'arrête.
Vingt-cinq ans plus tard.
Cloé a tout juste trente-cinq ans.
Elle habite dans une modeste résidence de deux étages, en centre-ville. Elle travaille comme secrétaire médicale dans un cabinet vétérinaire. Elle vit simplement et semble satisfaite ainsi. Elle n’a pas d'amie ni même de petit ami. Seulement des collègues de travail, les commerçants du quartier, les voisins. Tous la trouve gentille, serviable et souriante.
Les apparences sont trompeuses.
Car ni la blonde boulangère, ni encore le jeune facteur aux yeux bleus, ni même la voisine du rez-de- chaussée; une adorable mamie ou les collègues qui l'invitent à boire un verre, ne peuvent imaginer, combien Cloé est triste en rentrant chez elle.
Elle reste de longues heures perdue dans ses pensées, prostrée dans l'angle du canapé. Elle na pas de télévision, pas d'ordinateur et n'écoute pas de musique.
Par ci par là sur le sol du salon, des petites piles de livres. Cloé se perd dans les histoires des autres pour mieux oublier la sienne.
Sur la table base, une enveloppe ouverte, une lettre manuscrite d'une écriture penchée.
Cloé,
ces quelques lignes pour t'informer que ta sœur Florina, s'est enfuie de la clinique où elle résidait depuis quelques années.
Si elle prend contact avec toi, j'aimerais que tu me téléphones très rapidement, au numéro que je te glisse dans l'enveloppe.
Ta mère, Madame Beauvet.
Les années écoulées ne l'ont pas rendue plus tendre vis à vis de sa fille aînée.
Plusieurs mois passent sans aucune visite de sa sœur jumelle, et plus de nouvelle de sa mère.
Cette même année, la veille de noël.
La neige tombe à gros flocons. Les arbres dénudés tendent vers le ciel leurs longues branches déformées. Le jour décline. Les lampadaires éclairent la ville recouverte d'un scintillant manteau blanc.
- J'espère que je ne vais pas accoucher ce soir !
S'exclame Hélène en tenant de ses mains ouvertes son gros ventre arrondi. En bas de l'escalier, Cloé la regarde en souriant et lui tend un bras pour l'aider.
- C'est gentil d'avoir pitié de moi.
- C'est normal de s'entraider entre voisine.
Elles montent lentement les marches pour arriver sur leur palier, au premier étage. Hélène remercie Cloé et lui confie son inquiétude. Son petit copain, Maxime, ne rentrera pas ce soir et sans doute pas avant deux jours. Tous les vols de Paris en partance pour Toulouse sont interrompus pour cause de mauvais temps.
La jeune femme panique à l'idée de rester seule avec les contractions qui ne cessent de se rapprocher. Cloé la rassure en lui proposant de l'emmener à l'hôpital, le moment propice. Elles échangent leurs numéros de téléphone et rentrent chacune dans leur appartement.
Au milieu de la nuit, un bruit sourd tire Cloé de son sommeil. Le réveil marque cinq heures. Soudain inquiète pour sa voisine qui ne l'a pas appelé comme promis, elle sort de son lit, enfile sa robe de chambre et se précipite sur le palier.
La porte de l'appartement d'Hélène est entrouverte. Elle hésite un instant dans l'entrebâillement, puis prudemment entre à pas léger.
A tâtons, elle se faufile de l'entrée au salon, puis dans la chambre. Elle allume la lumière. La jeune femme n'est pas là.
- Hélène? Murmure-t-elle.
Pas de réponse, le silence total. Alors qu'elle retourne sur se pas, elle aperçoit une lueur sous la porte de la cuisine, celle-ci étant fermée. Elle s'en approche, pose la main sur la poignée, hésite, puis ouvre brusquement la porte.
L'effroi se dessine sur son fin visage.
Le corps d'Hélène est allongé sur la table. Elle a été éventrée, puis éviscérée. Ses organes sont répandus sur le sol baignant dans le sang.
Appuyée contre le mur, Cloé sent ses jambes vaciller. Le temps de se ressaisir, soudain la machine à laver se met en route. La lumière s'éteint et la machine s'arrête net. Une forme se précipite vers l'appareil essayant d'ouvrir le hublot.
- C'est trop tard ! Hurle Cloé. Tu ne peux plus rien pour ce bébé !
La silhouette s'acharne furieusement sur le hublot. Enfin celui cède et libère un jet d'eau, ainsi que le nouveau-né que l'inconnue rattrape dans ses bras.
Au sol, juste devant elle, brille la lame du couteau qui a sans doute servi au massacre. Cloé s'en saisit et s'élance vers la silhouette.
- Je vais le tuer ! Laisse-moi le tuer !
Au moment où le couteau se lève pour frapper, une détonation résonne et la lumière éclaire la cuisine.
Cloé s'écroule, aux pieds de Florina, qui serre contre elle le nourrisson.
Madame Beauvet rejoint sa fille, retire son manteau pour envelopper le bébé.
- Comment---es-tu là ?
- Depuis ton évasion de la clinique, je surveille ta sœur. Je savais que tu viendrais tôt où tard et ainsi je pourrais te revoir, ma petite Flo. Mais je ne pouvais pas deviner qu'elle tuerait à nouveau. Je voulais seulement te protéger.
-Tu savais pour Inès ?
- Je l'ai compris quand ton père a éloigné Cloé plutôt que de la dénoncer. Toutes les preuves t'accablaient, je n'ai pas pu te défendre et tu as toujours refusé de me rencontrer.
- J'ai préféré me taire pour protéger Cloé, sanglote Florina. Elle était ton souffre-douleur et tu avais fait de moi ta complice par mon silence.
Alors que la police se fraye un passage dans l'escalier, parmi les locataires curieux du vacarme, madame Beauvet retourne l'arme contre elle.
- Pourras-tu un jour me pardonner, mon enfant ?
Le cœur est fragile comme du verre.
Les émotions le fendillent peu à peu au long de la vie.
La violence d'une mère engendra la vengeance d'une fille, engloutissant irrémédiablement la raison enfantine, sa lumière.