Durant les jours suivants, elle s'acquitta de ses tâches quotidiennes à la façon d'une somnambule. Le silence dans la maison où se pressaient les souvenirs se révélait insoutenable.
Car une fois qu'elle avait fait le minimum censé nous permettre de survivre, elle et moi, elle se réfugiait dans sa chambre. Alors , se sentant seule, elle ouvrait les vannes pour libérer un peu de son chagrin immense. Elle pensait, qu'ainsi cachée, elle m'épargnerait et me protègerait. Voeu pieux !
Moi je percevais dans le silence terrifaint de la maison sa respiration haletante et les petits cris qu'on laisse échapper quand on pleure trop fort.
Tout autant que cette fuite du soir, c'était l'absence des ses regards vers moi, de sa douce attention à mon égard qui me rongeaient le cœur. Elle accomplissait les gestes de mon éducation, déconnectée du lien qui nous avaient tant unis quand j'étais petit. Elle pliait et rangeait mon linge avec des gestes d'automate, elle me faisait dîner, la tête basse sans me parler. Elle m'écoutait ânonner mes tables de multiplication sans me corriger. Où était-elle ? Avec quel esprit lointain ? Je devais construire seul mon interprétation pour donner un sens à cette double absence : celle de mon père et la sienne.
Je sais bien, maintenant que je suis un jeune homme, qu'elle a fait preuve d'un courage remarquable en faisant dans la maison tout ce qui relève de la routine et dont on oublie l'utilité voire la nécessité. Je ne suis pas comme ces personnes qui ne savent même pas que l'intendance, ça existe et je mesure la valeur de ce travail de l'ombre auquel elle n'a jamais renoncé.
Petite mère, comme une servante, qui continuait d'accomplir ce devoir de mon éducation ! Petite Maman qui se battait parce que, à cause de moi, elle était obligée de vivre. Aurions-nous vécu l'un sans l'autre à cette époque ? Certainement, non. En tout cas, elle, elle n'avait pas le droit de mourir.
Cetes, je souffrais de cette présence-absence, et même parfois, ( oserais-je l'avouer?) je lui en voulais. Mais ce que je redoutais le plus, c'était ce moment où elle filerait dans sa chambre. Le silence et l'immobilité s'abattraient alors sur la maison. Et je me sentirais englouti dans les plis de mon lit, si loin des humains, ignorant l'amour. Seul, tellement seul !
C'était à cette heure là, qu'avant l'événement, maman jouait du violoncelle ou bien qu'elle écoutait ce trio du Schubert qui représente encore pour moi l'essence même de l'harmonie, avec ce dialogue parfait entre les trois voix des instruments qui s'écoutent, qui s'attendent, qui flirtent et qui s'unissent. A cette heure aussi, d'autres fois, je les entendais, mon père et elle, discuter, rire et monter le ton mais sans gravité. Ce n'était pas une dispute,c'était une discussion. Ce n'était pas un conflit, c'était une joute oratoire, un jeu. Et puis d'autes bruits, mystérieux pour moi, animaient le silence de la nuit. C'était, je crois, les bruits de l'Amour. Je n'avais aucune crainte quant à la pérénité de notre cellule familiale. Je me trompais.
Car le bruit rassurant de leur vie de couple a cessé brusquement un soir d'octobre. Et bien des souvenirs heureux de mon père jeune ont déserté ma mémoire. Le nom même de « Papa» ne fait pas partie de mon vocabulaire usuel et je ne peux m'empêcher de considérer comme étrange les conversations où fusent par-ci par-là des «Papa» et des «Mon Fils».
Je crois bien que c'est une grande misère. Dois-je en vouloir à Maman de n'avoir pas su entretenir le souvenir heureux de mon père en me parlant de lui, de nos promenades, des repas de famille? Dois-je lui en vouloir d'avoir brûlé les photos un soir d'hiver? Dois-je lui en vouloir d'avoir mis les affaires de mon père dans une malle pour l'expédition ? J'ai très vite compris que c'était déplacé d'évoquer la mémoire de mon père, et le tabou s'est instauré entre nous.
Et puis la vie a avancé, les années scolaires se sont enchaînées. Je revoyais mon père de temps en temps selon un calendrier négocié dans le cabinet du juge. J'ai même un autre lien assez beau avec cet homme (mais ceci est une autre histoire)
Maman a retrouvé ce lien de présence avec moi et la joie d'être à ce qu'elle fait quand elle le fait. Nous avons reconstruit une vie ouverte et non une routine. Elle s'est remise au violoncelle. C'est tellement beau quand elle joue. Où va-t-elle chercher toutes ces émotions? Elle n'ose pas encore écouter le trio de Shcubert. Je ne l'oblige pas, je respecte son besoin. Ce trio que j'aime et dont je suis incapable de me passer, je l'écoute au casque ou avec mes copains de l'orchestre.
Maman me dit parfois qu'elle ne veut pas que je sois l'homme de sa vie. Elle me fait rire avec cette expression. Je n'ai pourtant pas l'impression de former un vieux couple avec elle. Que veut-elle dire ?
Se pourrait-il que le chagrin d'amour pousse ses tentacules jusque dans le cœur de ce qui est à naître ?