Mon cher cousin,
Voilà vingt ans que nous ne nous sommes pas vus. Nous avons juste échangé un petit coucou pour les jours de l'an. Est-ce que ton travail de chirurgien te prend toujours beaucoup de temps et d'énergie. Est-ce que ta femme et tes enfants vont bien ? Moi je suis toujours au même poste de secrétaire. Je dois avouer que j'y passe un temps fou.
Je souhaite t'écrire à mon retour de vacances d'été car j'ai fait une découverte qui m'a bouleversée et je ne peux pas attendre le premier janvier prochain. On ne sait jamais ce qui arrivera...
Figure-toi que cet été je suis retourné voir la ferme de Cyprien où nous passions nos vacances. J'avais comme un besoin de sentir à nouveau la fraîcheur de la cascade, de vérifier si c'était bien moi, l'enfant qui courait dans la montagne. Une sorte de pèlerinage.
Est-ce que tu te rappelles ? Nous avions sept ans et huit ans. Nous avions, avec nos deux cousines investi la grange où trônait une vieille charrette qui ne sortait plus de là depuis des lustres et qui était vouée à être transformée en bois de chauffage. Nous avions décidé d'en faire un bateau, une fusée puis finalement une diligence. Nous sortions tôt le matin pour travailler et préparer notre départ : gratter les fientes de poules, balayer la poussière de paille et de grain, tendre un vieux drap sur des arceaux de noisetier, et charger le matériel nécessaire à la chevauchée. Toute ma dînette y est passée, toute ton écurie, les rails démontés de ton train que tu avais absolument voulu emmener même à l'insu de tes parents, toutes nos billes d'un poids incomparable ( bulle de savon, casseur de vague, diable rouge, oeil de chat ) Au moment de partir, nos deux cousines ont décidé de ne plus jouer. Selon elles, il n'y avait aucune raison que ce soient elles les deux bébés et nous les parents. Avec le recul, maintenant, je mesure comme elles avaient raison.
Nous sommes partis sans bébé, après avoir quitté notre famille. L'aventure se dessinait devant nous dans un espace sauvage et grandiose. Tu conduisais l'attelage, bien campé sur tes jambes souples et moi je préparais du porridge bien pliée sous la bâche de la diligence. Nous avons longé des précipices, dévalé des pentes, raclé les roches du Grand Canyon. Nous ne sortions de la charrette qu'en cas d'extrême nécessité l'un surveillant bien autour si aucun ennemi n'allait nous tirer dessus en terrain découvert. Nous préparions un feu avec des brindilles de paille pour cuire notre repas de souris.
Nos combats défensifs commençaient toujours par " on dirait que ..." Nous nous confrontions à des bandits, des meutes du loup qui s'éparpillaient dans la plaine. Invincibles, nous avancions et nos hourras faisaient rire les hyènes.
Et puis c'est arrivé. C'était lors d'une attaque de diligence bien en règle, menée par des indiens extrêmement agiles sur leurs chevaux. Ils criaient plus fort que nous en faisant tournoyer leurs lassos.
Leur vacarme assourdissant de galops et de cris de guerre s'approchait dangereusement de notre charrette brinquebalante. Tu as dis "Une seule solution : il faut alléger la charrette! "
Alors, tandis que tu conduisais l'attelage au mieux, j'ai commencé par jeter par-dessus bord les rails démontés du train. Tu n'as pas bronché. Seulement au moment d'éliminer ton écurie tu as réagi :
" Jette donc un de tes jeux ! Chacun son tour." J'ai trouvé ça normal de partager. J'ai éliminé toute la dînette en prenant plaisir à faire voler chaque assiette séparément. Puis j'ai alterné voitures et vêtements de poupée. Pour les billes, ça nous a beaucoup coûté car nous les avions gagné de haute lutte toi et moi puis nous avions décidé de faire un pot de billes commun. Alors je ne les ai pas éparpillées dans la grange. On a arrêté le film sur les indiens pendant trente secondes interminables et je les ai déposées religieusement dans une antre secrète.
Il ne restait que deux choses : ton Alfa Roméo rouge dont tu avais scarifié le capot rouge et mon baigneur, celui dont j'avais fait sauter les yeux, prétextant qu'il voyait mal. Je n'ai pas osé faire le geste sacrilège. Je les ai posés entre nous deux sur le petit banc. Tu as fait non de la tête et moi j'ai fait oui. Et puis nous nous sommes lancés des paroles insensées, ce genre de mots qui se fraient salement un chemin dans la poussière de l'oubli: que ton père valait mieux que toi car, lui au moins, il savait réparer les voitures, que ma mère ne se serait jamais permis de dire à ma place que je voyais mal, que celui qui griffait la peinture ne méritait même pas de rouler en char à bancs que je ne serai jamais capable d'élever des enfants vu que je leur arrachais les yeux comme une sorcière,. Et puis je l'ai lancée bien loin en hurlant " De toute façon ta bagnole tu crois qu'elle est belle, mais ce n'est que du toc ! " J'ai pris le baigneur aux yeux crevés et j'ai quitté la grange.
Après, je ne me souviens plus. Nous avons fait d'autres jeux, plus calmes. Nos cousines ont bien voulu revenir jouer avec nous. Puis nous avons grandi, le collège, le lycée...
Je ne sais pas si tu te souviens de ce jeu. Moi je ne m'en souvenais que très vaguement avant de revoir cette grange de Cyprien cet été. Il n'y avait plus de charrette, plus de poussière de grain ni d'odeur de paille. Et puis, je ne sais comment, m'est revenu le souvenir précis de l'antre secrète où j'avais déposé les billes, yeux de chat et myrtilles givrées. Et j'ai retrouvé dans une boîte en fer blanc des yeux de baigneur et ton Alfa Roméo rouge.
Mon cher cousin, je ne sais si c'est un trouble de ma mémoire ou un miracle qui a créé cette métamorphose des billes. J'étais pourtant bien sûre d'avoir caché des billes. Et maintenant que nous sommes plus qu'adultes tous les deux, je voudrais te dire toute la reconnaissance et toute la tendresse que j'ai pour toi dans l'âge de tes huit ans et pour ces deux enfants que nous étions.
Je préfère ne pas attendre ce traditionnel courrier du premier janvier car, en ce qui concerne mon présent, je n'aurai que des platitudes à te dire.
Toute mon affection fraternelle.
Ta cousine, Lucie.
expéditeur : Léon.Luna@ nem.com
destinataire : Luce. Solem @ scrib.fr
copie :
objet : retrouvé les billes
Salut cousine, ma petite Lulu
Bien sûr que je n'ai pas oublié. Et tu m'as fait rire aux larmes avec ton récit de la diligence.
Actuellement en séminaire sur les ablations sous cœlioscopie, je cours. Je veux te dire avant mon prochain courrier que la métamorphose des billes vient en partie de moi. Je me revois avec mes genoux écorchés, le nez coulant et cachant mes larmes de garçon, déposer cette Alfa Roméo que tu m'avais arrachée et que tu disais n'être que du plastique. Pourquoi avais-je mis les yeux avec ?
Je ne t'avais rien dit, au début par chagrin, ensuite par pudeur, puis à cause de ce qu'on appelle l'oubli.
A plus avec toute mon affection
Ton cousin