La rumeur de la ville s’éteignait peu à peu. Le silence paisible de la population assoupie remplaçait le bruit rythmé des hommes au labeur et des chevaux trottant sur les pavés. La nuit qui tombait lentement, étalait son linceul noir dans les rues étroites et tortueuses. Deux ombres projetées par la lumière d’un fin croissant de lune, se détachaient sur les murs des maisons de pierre.
L’une grande et large laissait deviner un homme de forte carrure, l’autre beaucoup plus petite semblait menue. On ne pouvait distinguer les visages emmitouflés dans de larges capes de chanvre et d’épaisses écharpes de laine qui les protégeaient de la fraîcheur hivernale. Ils avançaient d’un pas vif et cadencé, le plus grand guidant le plus menu dans les chemins de traverses de la ville. Il le devançait d’une bonne enjambée et s’arrêtait pour l’attendre, manifestant des gestes d’impatience et lui faisant parfois signe de se presser. Malgré l’obscurité de la nuit, sa démarche ne trahissait pas la moindre hésitation. Celui-ci connaissait sans nul doute, le quartier dans ses moindres recoins et pouvait se repérer sans difficulté dans le dédale sombre des ruelles entremêlées.
Il évita le quartier de la chaude pisse, où des filles de joie, miséreuses et faméliques, déployaient leurs charmes contre quelques sous, ou un morceau de pain. Il ignora également les tavernes malfamées, restées ouvertes pour les âme perdues en quête d’un breuvage fort et réconfortant, cherchant à oublier leur misère. Leur antre faiblement éclairée était quotidiennement la scène de rixes animées par les rivalités et l‘ivresse. Les deux silhouettes étaient pourtant assez proches pour entendre les éclats de voix et de rires. On entendait la voix stridente des filles en quête d‘argent facile, accostant les passants en des litanies aguicheuses et provocantes. Des vapeurs d’alcool remontaient jusqu’à leurs narines. Elles masquaient l’espace de quelques secondes, l’odeur de la tripaille et de bien d’autres immondices jonchant le sol.
Un rictus contrarié se dessina sur le front de l’homme. Il secoua la tête en signe de réprobation. Puis sa voix raisonna sourde et ferme dans la nuit: « Vois tu petit, certains se laissent asservir par le vice et la luxure… » Il se tut sur ces paroles qui restèrent une énigme pour l’enfant. Pourtant il n’osa pas questionner son charismatique aîné et continua de le suivre sans dire un mot.
Au bout de quelques minutes, l’homme reprit le fil de son discours employant un ton un peu trop solennel pour le lieu et l‘heure: « La ville est notre domaine, ce quartier notre territoire. Ne laisse jamais quiconque essayer de te détourner de ton chemin. La fierté est ta seule maîtresse, la liberté ta seule concubine. N’oublie jamais le code d’honneur qui nous unit à la guilde. Les plaisirs sont dérisoires… Ne recherche pas la facilité ou la gloire. Aucune ne te contentera vraiment ou de manière si éphémère…Tu comprends petit? » Il s’arrêta devant le frontispice de l’église pour regarder son jeune acolyte. Il éclata de rire devant la mine cramoisie du gamin qui baissait les yeux d’un air penaud.
« Bien sûr tu n’as rien compris à ce que je raconte. Ne t’en fais pas et ne prête pas attention aux élucubrations d’un voleur qui a fait son temps. »
Il reprit son chemin sur quelques mètres puis s’arrêta net. Il lança autour de lui un regard méfiant. Ne décelant aucun signe suspect, il mena l’enfant jusqu’à la porte d’une maison dont la façade paraissait quelconque et anodine. Le voleur frappa trois coups rapides et deux coups lents. La porte s’entrouvrit sur un colosse au visage dur et antipathique
« Mot d’passe? Grommela t-il sans faire l’effort d’articuler.
_ Enfin Gast tu vois bien que c’est moi, Stan, je ramène le gosse.
_ M’en fous, veux un mot de passe ...sinon… »
L’enfant écarquilla les yeux de terreur. Cet homme était si énorme qu’il pouvait l’écraser comme une vulgaire mouche. Il se demandait si il ne ferait pas mieux de déguerpir. Pourtant Stan le tenait si fermement que nulle fuite n’était possible.
Après quelques minutes de réflexion, le voleur récita crânement, devant le colosse indifférent: « A la fronde, à la frime je suis au service du seigneur de la guilde. »
Gast ouvrit la porte et les laissa entrer.