« Dieu a créé le rêve pour indiquer la route au dormeur dont les yeux sont dans l'obscurité. » Sagesse égyptienne
Cette guerre est décidément pire que la chaude-pisse !
Regardez ! La rivière se teinte de plusieurs nuances de rouge et débagoule un flot de haine et de méchanceté sur les villages en contre bas où les enfants ont délaissé leur fronde pour s’enquérir d’armes plus tranchantes comme celles de leurs pères et leurs frères.
C’est la guerre !
Plus en amont, déjà, l’orage ravine les pentes de la colline, prête à recevoir l’extrême onction. Des tripailles d’hommes et d’animaux jonchent le sol et répandent une odeur nauséabonde. La terre abandonne sa carcasse aux soubresauts du vent qui lèche les viscères d’un monde suspendu à la peur.
Un épais brouillard poisseux enveloppe les dernières ruines, et bien au loin, toutes les femmes, jeunes ou vieilles, mariées ou concubines, ont arrêté depuis longtemps de filer le chanvre pour se cacher derrière quelques murs encore debout dont les pierres sont colorées à la sanguine.
A quelques lieues de là, tapi dans un bosquet, bien loin du bruit métallique des épées et autres dagues tranchantes, un enfant apeuré tente de se rassurer en essayant de déchiffrer les premières lignes d’un livre emporté dans sa fuite. Le frontispice aux arabesques géantes qu’il caresse doucement l’entraîne alors dans une rêverie invraisemblable, le détachant de toute réalité. Dans son délire, il rencontre une espèce de mage dont le rayonnement lumineux qui enveloppe tout son être ne fait aucun doute sur sa personnalité charismatique. Ce personnage mystérieux, de sa voix sonore et grave, se met à entonner des litanies plaintives accompagnées d’un bourdonnement sourd. Puis il dit à l’enfant :
« Tu as caressé le livre de la vie, et je t’en rends grâce. Les hommes sur le champ de bataille n’ont pas ta sagesse. Ils perpétuent l’horreur au lieu de perpétuer la vie. Ils croient que la richesse, les royaumes et le pouvoir s’acquièrent par les armes et que la gloire est à celui qui prend le plus de forteresses. Regarde-les donc tous ces chevaliers de la mort, ces archers de l’ignorance, ces piquiers des temps maudits, ou encore ces sergents à pied dont l’âme putride ira finir en enfer ! Nos prairies sont ourlées de leurs squelettes ajourés où même la lumière ne rentre plus. C’en est assez ! Il faut asservir cette obsession qu’ils ont à toujours vouloir tout dominer ! La sagesse est dans la culture, dans les livres. Et toi, tu l’as compris. Tu es celui que j’attendais depuis longtemps. L’enfant sauveur. Et désormais tu seras leur seul chef spirituel. Pour échapper aux traverses d’une longue et périlleuse bataille dont ils pourraient ressentir les effets pendant plusieurs générations, tu les conduiras sur le sentier de la raison, sur le chemin de la connaissance et de l’instruction. A une seule condition toutefois : tu devras faire en sorte de conserver ce livre tout au long de ta vie et ce, jusqu’ à ta mort et l’offrir à ta descendance comme l’a fait ton misérable père lorsqu’il a vu déguerpir tous les paysans, chassés par la mort qui rôdait tout autour d’eux. L’effet de ce livre ne peut avoir lieu qu’une fois par siècle. Lorsque que je te renverrai sur cette prairie sanglante, tu auras oublié tout ce que tu entends là et tout ce que tu voies, y compris mon propre visage. Néanmoins tu seras enveloppé d’une plus grande sagesse encore dont la force spirituelle fera déposer à terre toutes les armes des combattants.
Allez, vas-y maintenant, et que la sagesse soit avec toi ».