Cette pourtant brillante étudiante, renonçant à un avenir d'avocate, accepta pour contenter ses parents désargentés, de se marier selon l'ancienne coutume. Elle devint donc, en ce début de siècle, la cinquième concubine d'un riche propriétaire chinois.
La nuit de noces fut, comme il se doit, surréaliste. Une mise en scène digne d'une pièce de théâtre antique, mieux, un acte quasi religieux accompli selon un rituel précis et implacable. Musique sensuelle, parfums capiteux, couleurs rouge et ocre, tout se déroula sous le signe du feu.
Le feu de l'amour ? Nenni. Celui de la douleur. Son mari se devait lui faire comprendre ce soir-là que son rôle était de l'asservir. Un asservissement total et consenti. Pour cela, il fallait qu'elle souffrît. Ce qu'elle ne manqua pas de faire sous l'oeil extatique de son Maître et Seigneur.
Qu'avait-elle espéré ? Cette première initiation fut marquée au seau rouge du sang. Ce sang qui allait devenir le centre de sa vie, son attente, son obsession, sa hantise.
Elle guettait chaque mois avec anxiété l'arrêt de ce flux. Donner un enfant à son époux - un fils, si possible - était l'unique pensée de son esprit. De cela dépendrait sa position au sein des autres concubines, seule préoccupation de toutes ces dames.
Les mois passaient, les années. Ne pouvant supporter davantage l'humiliation d'être trop rarement choisie pour partager la couche du seigneur - ce qui limitait ses chances de tomber enceinte - l'ancienne étudiante, désespérée, ne trouva refuge que dans la ruse. Elle simula une grossesse, prétendant que le sang s'était arrêté. Elle connut alors son heure de gloire. Et enfin, la jouissance. Non celle des sens, mais celle du pouvoir que lui conférait son futur statut de génitrice. Pendant quelques temps son maître se montra même presque tendre, expression de son immense fierté d'être à nouveau père.
Le revers de la médaille fut d'attiser l'envie et la haine dans le coeur de ses consoeurs. La première concubine surtout - plus très jeune et secrètement jalouse de l'arrivée de cette trop jolie concubine, responsable par ses actions et sortilèges maléfiques des nombreux maux dont eut à souffrir la jeune fille - (la terrible chaude-pisse qui la cloua au lit pendant plus de quatre mois, ainsi que la mystérieuse pierre reçue dans la nuque catapultée par une non moins mystérieuse fronde que l'on attribua à tort à un pauvre serviteur innocent) - bref, cette méchante sorcière découvrit le subterfuge : des serviettes maculées, cachées précipitamment dans une jatte de chanvre !
Cette femme qui arborait par ailleurs - en particulier devant sa belle rivale - une aura des plus charismatiques, s'empressa de dénoncer l'usurpatrice, et la malheureuse fut instantanément reniée avec ordre de déguerpir définitivement de la vue de son seigneur. Lui redonner sa liberté ? Il n'en était pas question, le contrat qui la liait à son époux stipulait la propriété à vie. Elle fut enfermée dans un bâtiment à part, et sombra rapidement dans la folie. Par les murs épais de sa prison on entendait à peine la litanie lugubre et étouffée de ses chants, berceuses tristes et mélancoliques de son enfance...
On la retrouva un jour écrasée en bas du frontispice. Dans un accès de démence elle s'était donnée la mort. Sa disparition ne suscita aucune émotion, ni dans le coeur de son maître et époux qui le soir même organisait un festin de tripailles avec ses amis ; encore moins dans celui de la femme légitime, si parfaitement vengée.
L'enterrement eut lieu secrètement, de nuit. Le corps fut transporté au hasard de chemins de traverse et jeté dans une fosse de fortune, ultime et suprême humiliation.