Ce matin-là, maman me prépara pour aller chez le docteur. Je demandai pourquoi je devais y aller et elle me répondit qu’il fallait me faire une piqûre et que je n’aurais pas mal. Je n’étais encore qu’une petite fille de six ou sept ans, mais je savais que maman mentait parfois. Par exemple, elle m’avait fait croire pendant des années que le père Noël existait. Et c’est mon grand-frère qui m’avait appris la vérité. J’allai donc le trouver pour savoir ce qu’il pensait des piqûres. Pierre, loin de me rassurer, me dit que ça piquait. C’est donc anxieuse que je glissai ma petite main dans celle de ma mère pour me rendre au cabinet –quel drôle de nom- du médecin.
Le docteur Cohen habitait assez loin de chez nous. Je n’avançais pas très vite et maman me traînait, sans ménagements, derrière elle. Arrivées devant la porte, maman appuya sur la sonnette et entra. De nombreuses personnes patientaient déjà dans la salle d’attente. Un instant, elle hésita sur la conduite à tenir. Je commençai à espérer qu’elle changerait d’avis et que nous repartirions. Mais elle décida de rester quand même. Elle ne voulait pas être venue jusque là pour rien. J’étais déçue et la peur, qui m’avait un instant quittée, reprit de plus belle. Je dévisageais les gens qui sortaient du cabinet, me demandant s’ils avaient souffert. Leurs visages étaient impassibles. A chaque minute qui me rapprochait de l’instant fatidique, je me sentais plus mal. Je dis à maman que j’avais mal au cœur. Elle ne me crut pas. Quelques instants plus tard, c’était notre tour.
Je me cachais dans les jupes de ma mère, mais elle me poussa en avant, expliquant le motif de notre visite. Le docteur me dit de ne pas m’en faire, que ce n’était qu’une petite piqûre de rien du tout. Je ne le crus pas. D’abord, il avait une tête de menteur. Ensuite, Pierre m’avait prévenue. Et mon grand-frère avait toujours raison ! Le médecin sortit alors une seringue effrayante. Vous savez une de ces anciennes seringues en métal avec des anneaux sur les côtés pour passer les doigts. Je regardai l’instrument complètement affolée. Ma mère, elle, ne semblait pas inquiète. C’est alors que le docteur s’approchait de moi, que je me mis à courir. Je me précipitai derrière son bureau, mettant ainsi une barrière entre lui et moi. Maman me dit d’arrêter de faire l’enfant et de me tenir tranquille, mais je ne l’écoutai pas. Elle essaya de m’attraper. En vain. La course poursuite dura quelques minutes avant que le médecin ne se décide à participer à l’action. Ma mère et lui ne tardèrent pas à me coincer alors que j’essayais de me glisser dans l’espace ménagé pour le fauteuil du praticien.
A bout de souffle, le cœur battant la chamade, j’étais plaquée au sol, immobile. Le docteur Cohen m’expliqua alors qu’il allait faire la piqûre et que si je bougeais l’aiguille risquait de se briser et de me faire mal. J’étais au bord des larmes, qui se déversèrent comme un torrent en colère, lorsque le médecin pratiqua l’injection. J’étais vaincue et j’avais mal. Ma mère, au lieu de me consoler, se confondait en excuses.
En sortant, nous repassâmes dans la salle d’attente. Maman traversa la pièce, droite comme un i. Tirée par la main, je regardais mes chaussures, consciente des regards qui se posaient sur moi. Pas plutôt la porte refermée, ma mère me secoua comme un prunier. Elle me passa un savon que je ne suis pas prête à oublier. Elle me dit que je lui avais fait honte, que mon frère ne s’était jamais comporté comme ça, que plus jamais je ne devais lui faire une scène pareille sinon… Je n’écoutais plus. J’avais droit à un sermon, mais j’avais évité la gifle. Je ne m’en tirai pas si mal après tout. J’en voulais quand même à maman qui m’avait obligée à subir cette épreuve.
Le chemin du retour se fit dans le silence. Maman boudait. Moi aussi. Je ne me rappelle pas de mes vaccinations suivantes. Mais j’avais cinq ans de plus et étais devenue une grande fille !
Aujourd'hui, quand je repense à tout ça, je revois la scène comme dans une "histoire sans paroles", au ralenti et en noir et blanc. Et je la trouve assez drôle. Pourtant, au moment où je l'ai vécue, je vous assure que je n'avais pas envie de rire. Mais alors là, pas du tout.