Pour tout vous dire, passer des heures dans une cuisine et mettre les petits plats dans les grands, n’a jamais été mon violon d’Ingres. Et pourtant, ce jour-là, il m’a bien fallu enfiler mon tablier …
Le compte à rebours avait commencé. D’ici quatre petits jours, Mademoiselle Micouleau allait devenir Madame Fracasse de Joy. En effet, une poignée de jours me séparait de mon rêve de petite fille. Samedi prochain, j’allais épouser Jacques. Bientôt, je serai sa femme. Mais, il restait un petit détail à régler : à ce jour, je n’avais toujours pas fait la connaissance de mes futurs beaux-parents. Ce soir, la chose serait faite …
En attendant, c’est sur les chapeaux de roues que ma journée a débuté. À 5 heures du matin, ma journée de parfaite femme au foyer a pu, dès lors, prendre tout son sens. Serpillières, balai et produits ménagers à la main, j’ai arpenté les 100 m2 et je n’ai pas cessé de récurer. L’entreprise s’est révélée être une véritable épreuve de force frisant le parcours du combattant tant j’ai eu à déployer d’énergie et de courage pour venir à bout de l’immensité de cette surface. A la fin de la matinée, j’étais vannée, sur les rotules. Les efforts auxquels j’avais dû consentir commençaient à se faire douloureusement sentir. Mon dos n’était plus que douleur, mes mains abîmées d’avoir frotté n’étaient plus que plaies alors que mes yeux rougis me brûlaient atrocement. Les muscles à chaud, je me sentais totalement liquéfiée. Les jambes tremblantes, je n’avais qu’une seule envie : m’affaler derechef sur le sofa moelleux que je venais de dénicher chez mon antiquaire préféré. Mais non, l’heure n’était pas à la flânerie ! Il était grand temps que je m’active. J’en avais déjà suffisamment perdu à rêvasser et les heures étaient comptées. Tant de choses restaient encore à faire …
Après avoir passé des heures et des heures, accroupie et genoux à terre à astiquer le carrelage de mon living-room, je pouvais m’estimer heureuse d’avoir bouclé la totalité de mon nettoyage de printemps. Il ne me restait plus qu’à procéder aux réapprovisionnements. Une semaine auparavant, je m’étais creusée les méninges afin de concocter un menu raffiné et original. De l’épate, de l’esbroufe. Il fallait mettre le paquet. Le nez dans mes livres de cuisine, j’avais réussi à établir un menu plutôt convenable. Après une mise en bouche fine et sophistiquée amorcée par une terrine de foie gras truffée et son mille-feuille d’artichaut au porto, je souhaitais titiller leurs papilles avec un canard aux myrtilles servi par sa concassée de pommes de terre à la truffe et terminer par des verrines de fruits rouges au vin et à la cannelle. Avec un tel festival de saveurs, j’espérais bien faire une bonne impression. Afin de ne rien oublier, j’avais établi une longue liste, histoire de ne rien laisser au hasard. Je ne faisais, en effet, nulle confiance en ma bonne mémoire. Au vu des circonstances, je préférais de loin tout calibrer. Depuis deux jours, j’avais les idées en vrac, le cœur palpitant et le sommeil agité. Jamais, je n’avais imaginé que le mariage chamboulerait autant ma vie …
Après trois années d’une relation suivie et en tout point sérieuse, Jacques m’avait soudainement fait sa demande. J’avoue qu’à mon âge, je ne m’y attendais plus. Après avoir vécu des histoires plus ou moins bancales, je n’avais guère plus d’illusions. Il avait bien fallu que je me fasse une raison. Alors, quand ce bonheur me fut servi sur un plateau, je n’ai nullement hésité ! Sans même y réfléchir, je me suis jetée à son cou et j’ai dit « oui ! » en lui plaquant un baiser reconnaissant sur les lèvres avant qu’il ne change d’avis. Mais, je n’avais pas encore réalisé ce qui devait suivre …
Dans le passé, Jacques avait eu l’occasion de me parler de ses parents et j’avais été quelque peu effrayée par le portrait qu’il m’en avait dressé. Leur autoritarisme rigide me glaçait les sangs et me donnait envie de prendre mes jambes à mon cou. Je me rappelle m’être demandé comment ces êtres si étroits d’esprit, avaient pu mettre au monde un enfant aussi différent d’eux-mêmes. Je l’avais échappé belle à vrai dire ! Mais ce qui me paralysait davantage encore à l’approche de ces présentations, c’est l’influence néfaste que ces derniers avaient déjà eu le loisir d’exercer sur mon homme. A l’occasion d’une violente dispute, Jacques avait subitement brandi une menace des plus surprenantes. Elle avait pour nom : Marie-Hélène et Jean-Pierre ! C’est à ce moment-là qu’il me raconta toute l’histoire. A la fin de son éprouvant récit, je sus quel avait été ce lourd et terrible secret qui le minait depuis tant d’années. Il avait eu, dans sa jeunesse, un grand amour qui avait pour prénom, Véronique. Véronique avait été l’objet de tous ces désirs et il faut bien le dire, le centre de sa vie durant dix années. Dix années durant lesquelles il avait été fou d’amour pour elle. Il voulait la faire sienne et l’épouser. Mais c’était sans compter l’influence de ses parents qui dès qu’ils rencontrèrent la Belle, lui réservèrent le plus mauvais accueil. A l’époque, mon Jacques venait de finir ses études. Par conséquent, il dépendait encore financièrement de ses parents. Ces derniers menacèrent de lui couper les vivres s’il devait revoir ne serait-ce qu’un mois de plus la pauvre Véronique. Ils intriguèrent tant et tant que la malheureuse ne vit aucune autre solution que de rompre avec Jacques et mon Jacques tenta alors de se suicider. Même s’il ne fit que tenter, il ne s’en remit jamais et ne pu jamais pardonner pas à ces parents. C’est avec ces informations en tête que je m’apprêtais ce soir à les recevoir …
L’heure était venue de rentrer dans l’arène. Jacques avait eu beau tenter de me mettre à l’aise, je n’en restais pas moins troublée par toutes ces révélations et l’enjeu qui se jouait sous mes yeux sans pour autant avoir le sentiment de contrôler la situation. C’est donc le cœur crispé que j’accueillis mes futurs beaux-parents. Tandis que Jacques s’occupait d’entretenir la conversation, je m’affairais dans la cuisine, la peur au ventre à l’idée d’un faux pas qui me cataloguerait à tout jamais comme la gourdasse de service aux yeux de ma nouvelle famille. Tout devait être parfait. Je ne pouvais pas faillir. Pas ce soir. Tout devait être calculer, coordonner afin que mes convives passent une bonne soirée. Les plats devraient s’enchaînaient minutieusement. Ne laisser passer aucun temps mort. Pas plus que je ne devais entendre voler une mouche. Les causeries devaient affluer avec le plus de naturel possible. Et c’est alors que je pensais à tout ce à quoi je devais penser que l’horreur se produisit. Les moult victuailles que j’avais déposées sur mon plan de travail, venaient d’être joyeusement honorées par mon incorrigible Titou. Une seconde d’inattention et un doux fumet avaient suffi à mon fripon de chat pour dérober sournoisement notre festin, me laissant déconfite et complètement désemparée. Qu’allais-je bien pouvoir expliquer à mes invités ? Qu’allait-il bien pouvoir penser de leur future belle-fille ? N’avais-je pas détruit en une fraction de secondes toutes mes chances d’intégration ? Submergée par le doute, je me mis à sangloter puis à pleurer à grand flot. Je ne pouvais bientôt plus m’arrêter tant la pression de ces derniers jours avait été forte. Les nerfs lâchaient et tout mon corps tordu de douleur se détendait sous l’effet de ce torrent de larmes si soudain. Alerté par le bruit, Jacques est accouru dans la cuisine. Interdit devant ce spectacle de misère et de désolation, mon amour se précipita vers moi, la mine affolée et dans une tentative désespérée tenta d’agripper Tigrou. Mais le scélérat, bien trop futé s’échappa dans un grommellement de mécontentement. Soudain, je vis mes beaux-parents aux portes. Ça y est, c’en était fini de moi, de nous, de notre amour. Le tablier autour du cou, le mascara dégoulinant, Jacques la tête basse et Tigrou se pourlèchant les babines au-dessus du canard aux myrtilles, ma dernière heure avait sonné. Et c’est alors qu’à ma plus grande surprise, mes beaux-parents partirent d’un fou rire bientôt communicatif. La glace était brisée. Et comme par enchantement, nous passâmes la plus agréable des soirées.