— Je n'ai jamais vu un rosier pareil ! s'extasie Nicole. Les roses sont minuscules, peu de pétales, mais quel parfum ! Où as-tu trouvé cette merveille ? Paul, fais attention ! Surtout n'abîme pas les fleurs de Martine !".
L'enfant de mon amie court partout. C'est une joie pour ce petit parisien de s'ébattre dans le jardin.
Nous le laissons jouer, et entrons prendre le thé. Je regarde Nicole.
Depuis le décès de son mari, elle a besoin de compagnie Pourvu que cette journée se passe bien, qu'ils en gardent un beau souvenir…
Nous nous approchons de la fenêtre de ma chambre pour surveiller son fils. Justement il est là, tout près ; au pied de mon fameux rosier…
Nous l'espionnons discrètement.
— Paul a tellement grandi ! chuchoté-je. Quel enfant extraordinaire, je n'ai jamais vu un garçon se comporter avec tant de délicatesse. Regarde, on dirait qu'il envoie un bisou aux pétales de cette rose, oui, celle-là, juste devant... Oh, tu l'entends ? Il lui parle...
— Paul ! se retient Nicole...
— Laisse-le faire... C'est normal pour un enfant de converser avec tout ce qui l'entoure ; à cet âge, on est encore dans le monde du rêve, de l'imagination, tu le sais mieux que moi…
La voix du gamin claironne haut et fort :
"Bonjour madame la rose !"… "Je m'appelle Paul, et vous ?"… " Vous êtes bien belle !… Presque aussi jolie que ma maman…".
A ces mots, Nicole porte les mains à son visage. Je presse son épaule.
Luttant contre le piquottement incontrôlé de mes yeux.
"Vous êtes mariée ?" continue la voix chantante du petit. "Vous avez des enfants ?"...
Un peu plus bas :
"Moi aussi, j'ai un papa… enfin, j'avais…".
Petit Paul s'adosse contre le mur, sous la fenêtre. Se laisse glisser au sol. L'air grave. Dans un mouvement de va et vient, les talons de ses tennis raclent la terre.
Nicole retourne au salon. L'émotion est trop forte.
— Mon Dieu, mon Dieu... souffle-t-elle, se laissant tomber sur sa chaise.
Me voilà, moi aussi, toute désemparée. Elle me lance un regard si désespéré. Que faire ? Cette journée ne va tout de même pas tournée au cauchemar ! Je fais un pas vers la chambre, hésite; reviens finalement vers mon amie. Je préfère rester près d'elle. Et laisser Paul avec sa rose. J'ai bon espoir. Peut-être va-t-il se libérer en parlant à cette fleur muette et mystérieuse ? Lui dire enfin ce qu'il n'a pas pu exprimer depuis… ce chagrin, son incroyable chagrin…
— Tout est de ma faute ! s'exclame soudain Nicole.
— Voyons ! Qu'est-ce que tu dis, tu es folle ?
Notre conversation est coupée net par un cri strident venu du dehors.
Nous bondissons de nos sièges. Déjà le petit est rentré, déjà il s'est blotti dans les jupes de sa mère... Une goutte bien rouge perle au bout de son doigt. De grosses larmes transparentes roulent sur ses belles joues rondes.
— Qu'est-il arrivé ? Tu t'es piqué !
— J'ai voulu cueillir une rose… pour toi, maman.
Je me sens à nouveau coupable. Ce rosier que j'ai tant hésité à acheter, finalement il serait la cause de... Aucune de nous n'a pensé à ce danger, Paul savait parfaitement qu'il n'avait pas le droit de toucher à la moindre fleur, qu'est-ce qu'il lui a pris ?
Il est si jeune encore, si fragile. Nicole tremble d'inquiétude. Et de colère. Une colère que je sens monter. Tout envahir. Je connais bien ma meilleure amie ; elle regrette déjà d'être venue. Mon Dieu, faites qu'elle ne reparte pas tout de suite !
— Un peu de lait, Paul ?... du jus d'orange si tu préfères...
— Non, donne-lui du lait, ça lui fera du bien ! tranche Nicole.
Le soulagement perle à travers la colère. Comme si ma modeste proposition avait tout rattrapé. Tout sauvé.
Je me précipite à la cuisine. Sortir le lait du frigo, vite, un grand verre. Je me ravise, attrape une casserole. C'est ça, le faire tiédir un peu. Mon cœur bat. S'emballe. Quel plaisir pour moi de consoler cet enfant ! Que m'arrive-t-il ?
Je sais ! Un peu de sucre ! Je me souviens, c'était une recette de ma mère... du lait chaud, du sucre, avec un peu de pain... Non, seulement le sucre… Mumm, ça va lui plaire, je le sens…
— Tiens ! J'ai mis un morceau de sucre dans ton lait.
Je le regarde tremper les lèvres dans ce verre trop grand pour lui, presser ses petits doigts autour. Ses beaux yeux profonds se lèvent vers moi ; un merveilleux sourire... Je ne suis pas peu fière !
On a installé Petit Paul sur la plus haute chaise de la cuisine. Un joli pansement sur la blessure. C'est bon de se retrouver, tous les trois, ensemble.
De me dire que je suis là, pour eux.
Pour toujours.