Dans la salle d’exposition, je n’ai vu qu’elle : un grand corps nu, décharné, de profil. Les jolies courbes d’autrefois , les formes rebondies sont devenues dos voûté, ventre saillant, sein tombant. Les veines apparentes sur ses membres, les articulations des doigts gonflées, les muscles amaigris et avachis, tout marque les vicissitudes de la vieillesse et annonce la mort prochaine. Pourtant elle reste debout ! Et je la trouve belle ! Une autre vision picturale se superpose malgré moi à celle-ci : Adam et Eve chassés du paradis par Masacchio . Eve y apparaît dans la plénitude de son corps mais c’est la même attitude de désolation . L’une et l’autre porte toute la culpabilité du monde !
La vieille femme ne figure pas seule sur la tableau. A côté d’elle, une jeune mère tient dans ses bras un enfant. Une petite fille assurément, bien potelée qui dort paisiblement sur le sein de sa maman.
Trois générations de femme, trois niveaux, trois lignes marquées par les chevelures : celle de l’enfant, brune et frisée, de la jeune femme dorée et ornementée de cercles colorés, de la vieille, encore abondante et ondulée, seul symbole de vie. A moins que les cheveux soient comme dans les mythologies anciennes synonymes de force et d’éternité ?
Les corps de la mère et de l’enfant sont blancs et lisses et leurs pommettes teintées de rose Les jambes sont enveloppées de voiles vaporeux. Image paisible et idéale d’harmonie. Le contraste entre les deux est vraiment saisissant : d’un côté la mère vue de face, tête posée langoureusement sur l’enfant ferme les yeux : rêve de bonheur total, de symbiose ininterrompue ? Ses bras enserrent la fillette et ses longs doigts fins sont posées sur les fesses du bébé. De l’autre côté, la vieille femme :elle se cache les yeux d’une main et laisse son autre bras ballant, immobile, inutile.
Cette composition m’émeut au plus point et j’essaie de prendre un peu de recul, au sens propre comme au sens figuré.
Mais l’arrière-plan ne fait que renforcer mon angoisse: deux carrés noirs en haut suivis d’espaces plus clairsemés qui ressemblent à un rideau de pluie. Dans ce décor géométrique les femmes semblent sorties de nulle part. Où vont-elles ? elles suivent la marche inexorable du temps…
Un détail m’avait échappé quand j’étais le nez sur le tableau : les corps sont enveloppés dans des gaines colorées et ornementées de disques, thème récurrent chez ce peintre. Et pourtant ici ils ne témoignent d’aucune gaieté . Ronds cellulaires ? ovules ?
De retour à la boutique-souvenirs, je n’ai pas retrouvé la reproduction de cette toile en sa totalité. La vieille femme est à chaque fois« coupée » : vision sans doute trop réaliste de notre destinée…pourtant c’est elle qui donne son sens au tableau.