Un noeud s’était formé au creux de mon l’estomac depuis que la foule hurlante m’avait jeté ce terrible anathème. Il m’était tombé sur la tête sans que je ne voie rien venir. Il m’avait chamboulé plus que je ne l’imaginais et depuis lors j’étais resté amorphe.
Pourquoi une telle disgrâce ? Qu’avais-je fait de si répréhensible ? Oui, je connaissais bien sûr la raison de ce désastre. Mon tort était d’avoir aimé. Moi, pauvre petit paysan sans terre, j’avais aimé une femme mariée, pire encore une femme d’un autre rang ! C’était une Brâhmane. Oui, nous n’appartenions pas à la même caste. Poser les yeux sur elle était une folie, un sacrilège. Je n’aurais pas dû. Je le sais. Elle faisait partie des intouchables et j’avais osé commettre ce crime impardonnable aux yeux d’une société régie par un système social lié à la religion. Pourtant, c’était moi l’Intouchable ! Mais elle avait posé les yeux sur moi … Et nos regards s’étaient croisés.
Je n’ai pas pu résister … Son regard … J’y ai décelé une sorte de détresse … Elle m’appelait, j’en étais certain. Que pouvais-je faire d’autre ? Certes, nous n’étions pas du même monde et pourtant … Nous nous ressemblions tant. Nous n’étions pas si différents l’un de l’autre en somme.
Du Togo, dans cette si belle région de la Kara. Là-bas, j’oublierai ces vieux démons qui me poursuivaient encore et encore. Je devais partir. Restait à trouver quel serait l’objet de ma Qu’allais-je devenir désormais ? Que faire de ma vie ? Avais-je encore ma place sur cette planète ? Telles étaient les questions que je me posais. Après avoir retourné toutes ces imprécations, je ne voyais qu’une seule solution : changer de vie et me laisser porter par le zéphyrreconversion … Celle qui me sauverait de tous ces tourments.
J’avais toujours eu la main verte et depuis ma tendre enfance je rêvais de fourrer mes mains dans la terre, la remuant, la retournant, la pétrissant pour mieux y donner la vie. Pomiculteur … La fonction me séduisait et me correspondait finalement davantage que mes anciennes fonctions. Vous vous imaginez, un paysan sans terre ! C’est absurde ! Pourquoi avais-je mis tant de temps à trouver ma voie ? Cette sentence n’était-elle pas la bienvenue ? Ces gens qui m’avaient condamné, ne me tendaient-ils pas la main ? Ne m’offraient-ils pas le plus beau des cadeaux ? Solennellement, n’avaient-ils pas choisi de me donner ce bonheur qui se dérobait à moi depuis tant d’années ? Cet improbable bonheur après lequel je courais depuis tout ce temps, n’était-il pas aujourd’hui à portée de main ? Cette découverte fut pour moi une véritable révélation, un secret inavoué, enfoui au plus profond de moi. Jusque-là, la vie avait été une charade indéchiffrable et aujourd’hui tout s’illuminait. Le destin était décidément bien miséricordieux … Pomiculteur dans la région de la Kara … Telle serait ma destinée.
C’est ainsi que je suis arrivé sur la terre du Togo. C’est là que je me suis implanté, dans cette région agricole. Le plateau d’Akposso fut ma terre d’accueil. A partir de ce jour-là, l’Oti fut ma meilleure amie, irriguant ma terre jour après jour. La rivière était à quelques mètres de ma plantation.
Durant des mois et des mois, je fis des calculs, gribouillant de mon encre bleue des chiffres auxquels je finissais par ne plus rien comprendre. Mais jamais, je ne me suis découragé. Je savais qu’un jour … un jour … Oui, je savais.
Ce matin, le cœur léger, j’accomplissais une fois encore les gestes rituels de la journée. Je fis rouler le tourniquet au-dessus de la large tubulure que j’avais construite de mes mains et couler l’eau fraîche et éclatante qui se déversât sur mes nouvelles pousses. Oui, en plus des pommiers, j’avais élargi ma plantation et y cultivais arachides, ignames, mangues et autres fruits locaux. Aujourd’hui, tout prenait forme. Je n’avais rien laissé au hasard, soignant les moindres détails. J’avais tout dosé, méticuleusement, ayant hérité de mes frères de sang leur culture et leurs pratiques. Dans mon autre vie, j’étais un Intouchable. Aujourd’hui, j’étais l’égal de mes frères et j’avais à cœur de mener à bien mes nouvelles responsabilités. Je voulais donner vie aux fruits les plus doucereux de la région et les offrir en signe de gratitude à cette terre d’asile mais aussi à tous mes frères. Bientôt, ce serait possible.
Ce soir, j’avais mis mon disque préféré, « Bananier bleu » de Tangora, jeune artiste métisse qui me rappelait étrangement une femme que j’avais aimée jadis. Pour l’heure, point de vague à l’âme. En cette belle veillée, entouré par les montagnes, je dégustais le fruit de mon labeur. J’appréciais l’arôme de ce doux vinaigre de cidre. Son goût me parcourait le corps d’irrésistibles chatouilles. Etaient-ce les bienfaits de ce vieux remède autrefois appelé élixir de jeunesse qui agissaient dès à présent comme un baume cicatrisant ? Je ne saurai tout à fait le dire mais ce que je puis vous avouer, c’est mon bonheur à contempler au loin les antilopes s’abreuvant dans l’Oti tandis que je savourais à petites doses la saveur de cette renaissance au pays des Cotocoli et des Bassar où la vie n’est qu’une perpétuelle danse de réjouissances.