Cris. Hurlements. Comme d’habitude. Je n’écoute pas. Je regarde le ciel si bleu, si calme. Pas un nuage. Juste un léger zéphyr qui agite les branches des grands pins.
Dehors, tout respire la quiétude alors qu’ici…
Une main m’empoigne l’épaule et me secoue brutalement. Une voix me crie :
- Tu pourrais donner ton avis !
Ne veut-il pas comprendre que je refuse de prendre part à leur dispute ! Je me tais. J’ai décidé une fois pour toutes de rester en marge. Qu’ils s’insultent s’ils le veulent ! Je m’en moque. Malgré moi, un nœud me noue la gorge et j’ai envie de pleurer. Pas facile de ne pas être atteint par tant de haine. Je voudrais être ailleurs. Loin. Sur une autre planète. Je prie. Je voudrais disparaître. Si Dieu était miséricordieux, il accèderait à ma demande. Mais s'il existe, il est improbable qu’il s’intéresse à moi. Si d'aucuns connaissaient mes pensées, je serai immédiatement frappé d'anathème. Qui suis-je pour remettre en question l'existence de Dieu ?
Je ferme les yeux et me souviens. Il y a longtemps, lorsque j’étais petit, ils s’aimaient. Ils m’aimaient. Qu’est-il donc arrivé ? Je me rappelle que papa m’emmenait au parc et m’installait sur le tourniquet qu’il lançait à toute vitesse. Le vent me faisait des chatouilles au visage. C’était si bon. Il y avait cet autre jeu… Je ne sais plus son nom. Il était constitué de tubulures d’acier qu’il fallait escalader. J’adorais ça. Papa aimait aussi me poser des charades. Je ne devinais pas souvent la réponse et donnais ma langue au chat. Alors, tout joyeux, il me donnait la solution que j’essayais de me rappeler.
Et maman, lorsque je rentrais de l’école me faisait faire des pages d’écriture. Elle préparait l’encre et je m’appliquais pour lui faire plaisir. Je gribouillais plus que je n’écrivais mais elle avait toujours un mot d’encouragement. Elle jouait aussi avec moi. Mais moins souvent que papa.
Je ne sais pas à partir de quand les choses ont commencé à tourner au vinaigre. Peu à peu, papa est devenu plus distant. En rentrant du travail, il sentait bizarre. Maman le grondait. Je ne comprenais pas très bien pourquoi. Un jour, je devais avoir dix ans, un homme l’a ramené à la maison. Maman l’a aidé à le mettre au lit. Dans la nuit, je les ai entendus se quereller très fort.
Aujourd’hui j’ai vingt ans. Et rien n’a changé. Papa boit de plus en plus. Il a perdu son emploi. La dispute du moment concerne sa reconversion. Il envisage de devenir pomiculteur ce dont maman le juge incapable. Chacun d’eux attend de moi que je le soutienne. Ne comprennent-ils pas que je n’en peux plus ! Je n’ai qu’un désir, inavoué jusque là, quitter la maison. Un jour je le ferai. Je prendrai quelques fringues, mes disques, et vogue la galère…
Alors que je rêve mon départ, un choc me déséquilibre. Je reviens au présent. Mon père vient de gifler sa femme si violemment qu’elle serait tombée si elle ne m’avait percuté. Puis, d’un ton doucereux, il lui dit :
- Tu as dépassé les bornes.
Elle lui répond –elle ne devrait pas- :
- Ah oui ! Et qu’est-ce que tu comptes faire ?
Il s’approche d’elle, les poings serrés. Malgré moi, je m’interpose. Et je lui décoche un crochet en plein menton. Je n’ai pas bien dosé mon coup. Je n’ai pas l’habitude de me battre. Il s’écroule sous le choc et me regarde interloqué. A cet instant précis, je sais que nous avons atteint le point de non-retour. Je croise son regard haineux. Ma mère s’écrie :
- Marc ! Qu’as-tu fait !
Puis elle se précipite vers son mari. Je ne peux en supporter davantage. Je tourne les talons et quitte cette maison, et mes parents, pour toujours.