« Elouan, bonsoir, t’es où ? Maman m’a dit que tu étais sur le palier. Coucou, je te cherche et je vaaaiiis te faire des chatououiiiilles… ».
Hugues cherchait son fils désespérément dans le fatras de la chambre, ramassis de piles usées, de disques maculés de peinture et de ramettes d’images gribouillées. La planète Mars en pleine effusion volcanique. Rien de dosé.
Cratère de lit, ersatz de bureau. Seuls étaient visibles les quatre tubulures faisant office de pieds sur ce mobilier qu’Elouan avait volontairement érigé et reconverti en réservoir de bouteilles plastiques, lancées sûrement l’instant auparavant contre le mur. Reconversion salutaire car l’école…
Un vrai nid de pie avec toutes sortes de collectionnites diverses et variées, papiers de bonbon, sacs éventrés par trop de chagrins.
Ces plastiques qu’il trouait de cette manière si vorace et machinale lui permettait de s’apaiser et aux autres rêves, refoulés dans l’encoignure de sa si jolie tête rousse, d’éclore. Plein de petits trous d’espoir qu’il composait pour mieux se venger de la vie.
Pour respirer.
Son père d’ailleurs avait résolument appelé cette tanière, le « chantepleure ». Aussi à cause de la maladie de son fils.
Un cadre assez grand, un contenant pour Elouan afin d’y confiner tous ces forfaits d’enfance que tout petit bonhomme de 9 ans sait perpétrer : « Jeans denim » accroché à la mezzanine, faisant croire à un récent abordage de pirate, couette vrillée à en faire s’envoler toutes les bonnes résolutions de sa mère à ne pas s’énerver, short de sport en guise de plafonnier donnant au plafond cette si jolie couleur mordorée.
Et cette odeur, rien ne donnait le change à cette odeur pour Hugues. Même pas la tarte au maroilles, fierté culinaire de Grand-Maman.
Rien d’interchangeable avec cette gamme si fine de notes olfactives qui caractérisait si bien son fiston. Rien.
Peut-être rapidement comparable à un zéphyr méditerranéen de fin de soirée à cuire la saucisse jusqu’au bout de la nuit, peut-être, pas sûr. Effluve un peu tronqué, resté coincé là comme un anathème juste au dessus de leur progéniture. Une malédiction olfactive pour les parents, un confort, une enveloppe protectrice pour Elouan.
Leur seul fils, tant désiré.
Car ce fut une grande joie pour Nicole de voir s’arrondir ce ventre si plat et si vide pendant toutes ces années. A attendre ce qui était devenu improbable à ses yeux, la venue d’un enfant. Ce petit ange roux, tout blanc de peau né lors de la Saint-Valentin avait été une vraie bénédiction. Tout potelé il était mais si triste, déjà si triste juste après l’apgar.
Avec Hugues, elle fut informée tôt d’un possible autisme chez Elouan lors d’une visite médicale lors de ses 9 mois. Premier anathème foudroyant. Il leur fut vite improbable qu’il guérisse.
Pour ce père si doux, pomiculteur de profession, ce fut pour lui la cruelle tombée de la pomme gravitationnelle chère à Newton. Sur la tête. Lourde, pesante.
Abusive.
Leurs yeux de parents étaient depuis ce temps-là bienveillants et miséricordieux, peut-être plus encore qu’ils ne l’auraient fait sans la maladie. Emplis tous les jours de bonté et de messages doucereux comme une mousse au chocolat.
Annonces et mimiques douces et amères envoyées régulièrement à leur petit.
Mais l’inquiétude les taraudait tous les jours sans qu’ils osent trop la manifester, en l’escamotant, désarroi inavoué.
…
Silence de mort. Hugues entreprit de visiter alors un autre haut lieu de déboires : la salle de bain.
Horreur ! Du bleu, du bleu, partout du bleu. De l’encre sur les toilettes, sur le miroir, surtout sur le miroir.
La lettre E, la lettre P partout dessinées comme une protestation.
Les tiroirs étaient éventrés et les serviettes, nouées entre elles, étaient répandues tout du long du couloir. Comme le petit poucet, elles avaient été jetées pour indiquer une signalétique, une énigme à résoudre, une charade à débrouiller.
Des nœuds accroche-cœur menant au bureau de Papa.
Déjà depuis l’escalier, depuis tout à l’heure, il sentait le mensonge, la fourberie de son fils comme un gigantesque tourniquet dans la tête. Un moulinet obsessionnel lancinant dans le cerveau.
Il pressentait que quelque chose allait tourner au vinaigre.
Il le trouva enfin : le visage barbouillé de bleu, les mains tâchées et le clavier de l’ordinateur plein de petites touches expressionnistes. Et là miracle, Elouan affichait un sourire grand comme un soleil.
Jamais Hugues n’aurait pensé à une chose pareille.
Car le petit garnement venait de communiquer pour la première fois tout seul avec un petit copain du bout du monde, une petite bouille noire qui caracolait sur la webcam.
Il le désignait de son doigt bleu comme un tableau d’honneur, un trophée. Son père l’avait achetée justement pour lui afin qu’il se branche avec quelques membres de sa famille.
Mais son petit garçon partit dans une crise d’angoisse telle la première fois qu’il le connecta au petit cousin pourtant tant apprécié, qu’il ne retenta pas l’expérience. Il n’entreprit plus de lui expliquer la marche à suivre.
Un ailleurs virtuel trop déstructurant car inconnu. Trop désincarné, lui qui avait besoin de tant de repères sensoriels, visuels et olfactifs, pour seulement se sentir vivre, en sécurité. Car quand Elouan touchait l’écran, pointant un visage qui bouge, c’était tellement froid, ce n’est pas comme quand il palpait un vrai visage tout chaud et tout mou.
Et là sur un écran plat, blanchâtre, des mots et des visages avec un son caverneux venus du bout d’un tunnel.
Le balancement caractéristique de sa maladie, arme de défense qu’Elouan ne manquait jamais de jeter à la figure de l’étranger et de tout ce qui devenait étranger lors de ces moments d’ultime angoisse, même sa mère et son père, n’augurait rien de plus à tenter.
Hugues avait donc laissé ordinateur, webcam pour élaborer des jeux de chatouilles plus affectives avec son fils.
Après tout, pourquoi le virtuel ?
Et ce soir, après avoir suivi cette cordée de serviettes humides et bleues, il savait maintenant qu’Elouan, son petit ange roux pouvait signifier ses besoins de communication envers le monde entier.
Mais n’était-ce pour lui qu’un jeu supplémentaire ? Peut-être…qu’importe…