Anathème, le gentil jardinier-pomiculteur du village, revêtit sa biaude bleue, enfila ses galoches et se dirigea en sifflotant vers le jardin. Depuis sa retraite il y a 5 ans, il avait su opérer une reconversion très réussie et occuper ses loisirs tantôt au jardin, tantôt au club d’astronomie, un endroit où il pouvait enfin réaliser un rêve depuis longtemps inavoué et où l'on apprenait à observer le ciel et nommer par leur nom chacune des planètes.
Si cette activité le laissait parfois songeur et s’il donnait l’impression d’être dans la lune, il revenait très vite sur terre et c’est les pieds bien ancrés sur son bon terroir lorrain qu’il sarclait, binait, bêchait, plantait, récoltait fruits et légumes en abondance. Confitures, gelées, sirops divers venaient chaque été garnir le buffet aux larges rayonnages garnis d’une jolie étoffe avec de larges tubulures et brodée de la main même de Germaine, son épouse, et c’est avec largesse qu’il en faisait la distribution autour de lui. Mais sa spécialité, c’était sans conteste la fabrication du vinaigre qu’il réussissait à merveille (pour cela il suffisait de bien doser) et qu’il aromatisait avec une branche ou deux d’estragon fraîchement cueillies. Oui, on peut le dire, son vinaigre avait fait sa renommée, et il eût été bien improbable, voire impossible d’en trouver un meilleur à cent km à la ronde !
- Alors, Anathème, ça va comme tu veux ?
- Ca tourne, Niquet, ça tourne, ça tourne !
- On se voit au club, ce soir ?
- Comme d’habitude, comment va la Germaine ?
- O elle baisse, elle ne sait rien faire seule ! Tiens, tout à l’heure, j’ai été obligé de lui renouer ses lacets, elle ne savait plus faire les nœuds toute seule !
- Elle qui était si habile, quel malheur, don(c) !
- Ben oui, elle sait même plus tenir un stylo, elle gribouille, tout au plus, elle a beau mettre ses lunettes, elle fait des grosses taches d’encre, j’ai même été obligé de lui cacher son stylo ! Elle qui aimait tant écrire !
- C’est-y pas malheureux, ah ! y faudrait pas vieillir, nem don ?
- Ca, tu l’a dit, Niquet, heureusement que j’ai le vieux tourne-disque, je lui mets de la musique, ça la calme, et ça l’occupe en m’attendant.
- Et pour le… comment dire ? Pour la… bagatelle ?
- C’est la cata, Niquet, c’est la cata, je n’ose même plus lui faire des chatouilles, elle m’envoie promener, elle me repousse, je ne la reconnais plus. Ah ! si un Dieu miséricordieux pouvait me rendre ma Germaine comme à ses vingt ans, futée comme un goupil et aussi tendre et légère qu’un doucereux zéphyr !
- T’en fais pas, Anath, ça va peut-être s’arranger, sois fort, nous, tes copains, on ne t’abandonnera jamais, tu le sais.
- Merci Niquet, oui, je le sais, allez, je vas arroser mes salades, car avec cette sécheresse, elle sont toutes crâpies et je pense qu’elle ne tiendront pas longtemps !
- A la revoyure, Anath, embrasse bien la Germaine pour moi. Et n’oublie pas de donner du lait et des croquettes à Charade-Le-Matou, car je sais que c’est un gros gourmand !