Sur une ultime reconversion, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord est
mort aujourd’hui.
J’ai 40 ans. Me voici orphelin de celui que la rumeur dit être mon
géniteur, de cet ancien évêque jadis frappé d’anathème, moi qui ai il y
a bien longtemps perdu mon père.
Charles et Charles… Quelle improbable coïncidence ! Quelle cruauté
d’avoir eu deux pères mais d’avoir grandi sans papa…
Depuis tant d’années, dans mes songes, comme prisonniers d’un
tourniquet, la silhouette du Diable Boiteux alterne avec celle du
banquier miséricordieux qui me reconnut quand même ma mère n’aurait
voulu parler du mystère de ma conception.
Moi, Eugène, sa faute inavouée.
Comment savoir qui je suis ? De qui me viennent ces traits, ce regard
bleu ou cette voix doucereuse que j’utilise si peu. Car je ne suis pas
causant, non. J’ai choisi mon propre langage. Enfant déjà, à défaut
d’encre, je chapardais du vinaigre et m’essayais à gribouiller mon
visage et celui dont je portais le nom espérant y trouver ça ou là des
similitudes rassurantes.
Ma seule certitude quant à mes origines était maternelle; après tout,
n’ai-je pas également hérité de son penchant artistique ?
Mon bonheur à doser les couleurs, à en chatouiller la toile pour y faire
naître un peu de moi compense la famille que ma bougrerie ne me permet
pas de fonder.
Il est temps aujourd’hui d’achever enfin ce portrait et de devenir moi,
Eugène Delacroix.
Mon talent comme maïeutique. Trouver mes traits dans ceux que tracent
mes pinceaux, défaire les nœuds de mes origines, me libérer du doute….
Ni fils, ni bâtard.
Un homme, tout simplement.