P5 Domi Domi - Malédiction

 Je crois décidément que je suis frappé d'anathème ! C'est une véritable malédiction qui me poursuit depuis quelque temps. Chaque fois que je commence une nouvelle activité, au bout de quelques mois j'en ai assez !

Je viens à peine de me mettre à l'écriture, voilà que j'ai déjà perdu l'inspiration ! Je n'écris quasiment plus. Plus rien ne me fait rêver comme au début. Le ciel ? Fi ! Bleu, gris ou vert, il m'indiffère. La campagne, la montagne, les fleurs ? Le néant.

Plus rien ne m'amuse non plus. J'aimais bien pourtant jouer avec les mots. Charades, contrepèteries, mots croisés… j'adorais ! Je me suis lassé de tout ça aussi.

J'en arrive à regretter les chatouilles délicieusement harmonieuses que je prodiguais à mon instrument de prédilection : la harpe ! Oh, la harpe… Quelle classe ! Quel instrument ! Vous savez que j'avais des dons ? Et c'est rare pour un homme de devenir harpiste... Il faut de la délicatesse. J'ai même fait un disque dans mon jeune temps. Qui s'est assez bien vendu d'ailleurs… eh oui…

Depuis que me voilà à quelques années de la retraite, je suis devenu accroc à l'ordinateur. Avouez que c'est bête tout de même ! Me voilà incapable de doser le temps que je peux passer sur le Net. Je suis suspendu jour et nuit aux mails doucereux que l'on s'envoie à longueur de journée avec des inconnus ! Même plus une vie !!

Le plus grave c'est que ça m'a fait perdre le contact avec les sensations naturelles de l'écriture ! Tremper une plume à l'ancienne dans l'encre violette, l'entendre gratter la page bien rêche, avouez que ça avait du chien ! Gribouiller, gribouiller, remplir des cahiers entiers que l'on relit des mois après... On y trouve des merveilles quelquefois ! Alors que sur le Net, on colle, on copie, et plouf, un malencontreux clic et ce qui n'était pas trop raté peut se trouver effacé, perdu, englouti !

J'ai bien peur qu'à mon âge il soit plus qu'improbable que je puisse me trouver une autre passion. Du moins, une occupation… mais laquelle ? Aurais-je encore un don caché inconnu de moi ? Franchement je ne crois pas… Un hobby, un rêve ? Un désir inavoué bien au chaud dans les méandres de mon inconscient ?

La religion peut-être ? M'a toujours attiré, c'est vrai... Mais qu'est-ce que je raconte ? C'est impossible ! Je n'ai pas le cœur assez miséricordieux. Et puis rien qu'à l'idée d'obéir à un soi-disant "supérieur", j'en ai un nœud à l'estomac ! Non, vraiment, je ne vois rien qui pourrait m'intéresser. Je me sens vide, inutile. Décalé, c'est le mot. Complètement à l'Ouest ! Comme si j'étais d'une autre planète….

Quand j'étais jeune, à part la musique, j'aimais tous les métiers qui avaient un rapport avec la nature ! J'aurais pu m'occuper d'un verger par exemple. Quel bonheur ce doit être de sentir la bonne odeur des pommes, des poires…. De voir les arbres grandir, de les soigner. Je suis sûr que ça doit être bon pour le moral ! Ah, oui, pomiculteur, ça m'aurait bien plu… Mais c'est trop tard pour une telle reconversion ! Pensez donc ! Je suis bien trop vieux. Le tourniquet de la vie s'est bel et bien refermé sur mes pauvres os, maintenant !

Je regarde les autres — les jeunes — et j'me dis : " T'es fichu ! D'avenir il n'y a plus ! Alors autant noyer tes dernières illusions dans la boisson ! Voilà, c'est ça ! Te faire plaisir tout en oubliant ! Oublier que la vie n'est qu'une vaste tubulure, qui t'a entubé plus d'une fois ! Vois ! Même tes relations amicales et amoureuses... Pas une qui n'ait tourné au vinaigre ! T'es bon à rien. T'es qu'un pauvre célibataire esseulé et aujourd'hui tu t'emmerdes. Tu t'emmerdes à cent sous de l'heure !".

Hier soir, j'ai essayé encore une fois de terminer cette histoire commencée il y a plusieurs semaines. Bof ! Pas la moindre idée… Alors ce matin, j'en ai marre. C'est décidé, je vais faire ce que j'ai dit : boire ! D'abord le soir, en rentrant du boulot, comme ça, je m'endormirai sur un petit nuage ! Je ne veux plus être lucide de ma déchéance que je sens inéluctable.

Allez ! Pour commencer je vais jeter mon stylo-plume qui n'en a plus que le nom tellement il s'est alourdi ces temps-ci à force de ne pas servir ! Arracher une à une toutes ces pages que j'ai consciencieusement gardées et agrafées comme des reliques et laisser s'envoler toutes ces salades sans queue ni tête que j'ai osé qualifier de "poèmes", "nouvelles" et autres billevesées…

Tiens, voilà un délicieux petit vent doux et tiède qui se lève… Ce zéphyr béni qui emportera dans un souffle mes dernières élucubrations, tout comme le vent du soir arrache au vallon les feuilles mortes de l'automne !