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Il y a longtemps de cela, une amie m’invita à l’accompagner dans le Gévaudan.  Nous devions participer à une randonnée intitulée « Sur les traces de la Bête ». Intriguée par la légende, je m’étais laissée convaincre. Mais une fois sur place  je ne pouvais m’empêcher d’être inquiète. Je n’étais pas une grande marcheuse. Serais-je capable d’arpenter les sentiers de ce paysage montagneux sans me plaindre ou, pire, me blesser ?

Nous arrivâmes en fin de journée à Le Malzieu, village médiéval qui portait autrefois le joli nom de « Perle de la Vallée » et qui se situe au bord de la Truyère. Après un repas pris à l’hôtel, nous nous installâmes dans notre chambre. Il était encore tôt mais nous décidâmes d’éteindre rapidement la lumière. La journée du lendemain serait sans nul doute éprouvante. Il valait mieux prendre du repos.

Nous nous levâmes de bonne heure. Après un solide petit déjeuner, une fois nos bagages déposés dans la camionnette qui était chargée de les convoyer à notre prochaine étape, nous entreprîmes notre marche. Nous devions rejoindre Mas d’Orcières en fin de journée. Je pourrais vous parler de mes ampoules, de ma fatigue… Mais tel n’est pas mon propos. Non. Aujourd’hui, au crépuscule de ma vie, il faut que je vous confie un secret dont je n’ai jamais parlé à personne. Même pas à mon amie. J’avais trop peur qu’elle me prenne pour une folle ! Alors, je vous en prie.  Ecoutez-moi !

La journée avait été harassante. Arrivée à notre halte, je soupai rapidement et gagnai ma chambre où je m’endormis comme une souche. Je fis alors un rêve étrange. Dérangeant. Je me trouvais à proximité d’une ferme, près d’un puits. A mes pieds, gisait le cadavre ensanglanté d’une enfant. L’odeur du sang, loin de me révulser, m’excitait. J’avais faim et me régalais de cette chair si tendre, déchirant son ventre de mes crocs. J’étais la Bête. Je me réveillai en hurlant et mon amie eut beaucoup de mal à me sortir du cauchemar que je refusai de lui raconter prétextant l’avoir déjà oublié. Je ne dormis plus cette nuit-là.

Le lendemain, notre guide nous conduisit d’Orcières à Paulhac en Margeride. Chemin faisant, il nous expliqua que Paulhac était considéré comme l’épicentre des méfaits de la Bête qui avait tué près de cent personnes de l’été 1764 à juin 1767. J’imaginais ces enfants, ces femmes, ces vieillards et me sentais de plus en plus mal à l’aise. Puis il nous raconta l’histoire d’une jeune femme du nom de Marie Jeanne Valet. « Alors que François Antoine, le porte-arquebuse du Roi, vient de participer sans succès à une battue mobilisant plus de six cents hommes et cent chiens, il apprend que la bête a été combattue et mise en fuite à l’entrée du village de Paulhac par une paysanne. Il se rend immédiatement au village mais la Bête est déjà loin. François Antoine comparera Marie Jeanne à Jeanne d’Arc et la nommera même la « pucelle du Gévaudan »… »  A cette évocation, une violente douleur au flanc me coupa le souffle. Etait-ce une coïncidence ? Notre accompagnateur venait juste de nous expliquer comment cette petite avait blessé la Bête. Non ! Ce ne pouvait être qu’un hasard. Je me refusais à croire à l’incroyable et me forçai à écouter la suite du commentaire. « … Il faudra attendre le 20 septembre 1765 pour que le porte-arquebuse du Roi abatte un grand loup qui sera naturalisé et envoyé à Versailles. Le calme reviendra pour quelques mois. Mais en décembre, les crimes reprendront. Cette fois, le pays du Gévaudan devra faire face seul à la Bête.

Ce soir-là, je passai la veillée avec nos compagnons de route. Nous discutâmes jusqu’à tard dans la soirée. En montant me coucher, j’espérais dormir d’un sommeil sans rêves. Tel ne fut évidemment  pas le cas.  ...J’errais aux abords d’un village. La faim me tenaillait le ventre. Cela faisait des jours et des jours que je n’avais rien avalé. Bien sûr, je savais qu’il était dangereux d’approcher trop près d’où vivent les hommes. Mais je ne pouvais plus attendre. Je n’avais aucune volonté de faire le mal. Seulement de me nourrir. Les femmes, les enfants ? Seulement des proies plus faciles à attraper. Il fallait pourtant être prudent. Les bipèdes devenaient de plus en plus méfiants. Ils dressaient parfois des pièges à proximité des villages. Je rampais donc, approchant mètre par mètre, lorsque je sentis son odeur. Une jeune. Elle avait peur. Ce serait facile. J’avais tellement faim que, sans me méfier, je me précipitai. Alors que je bondissais, prêt à la saisir à la gorge, elle brandit un long bâton sur lequel je m’empalai. La douleur fut fulgurante. Je parvins à me dégager et m’enfuis aussi vite que je pus. Je saignais abondamment et j’avais mal. Je pris cependant le temps de brouiller ma piste avant de regagner ma tanière. Là, je léchai ma plaie et m’endormis, épuisé. Je ne saurais dire combien de temps je restai coucher. Des heures. Peut-être des jours. Ma blessure avait cicatrisée. J’avais oublié la faim. Ma peau pendait lamentablement sur mes flancs trop maigres. Je savais que je devais sortir. Mais quelque chose avait changé. J’avais peur. Peur de ce que les hommes pourraient me faire. Ils avaient déjà tenté de m’attraper. En vain. Pourtant, une jeune fille avait failli me tuer. Je me sentais vulnérable. Désormais, je devrais redoubler de prudence... Lorsque je m’éveillai, il faisait encore nuit. J’avais de nouveau mal au côté et mon ventre criait famine. Je me rappelai de mon rêve et sus, à cet instant, que j’avais été la Bête. Je n’avais plus aucun doute. Cela semblait invraisemblable et pourtant, c’était la vérité. Je ne ressentais plus de dégoût envers cet animal mi-loup mi-chien que j’avais été. Je venais de comprendre que je ne tuais pas par plaisir mais uniquement pour manger. On ne pouvait pas toujours en dire autant des hommes ! Certes je m’attaquais parfois à des enfants. Mais ce mot ne signifiait rien pour moi. Je n’avais pas conscience de faire quelque chose de mal ! J’étais réconciliée avec moi-même et la découverte que je venais de faire changeait ma façon de concevoir le monde et ma vie. Se pouvait-il que j’ai vécu d’autres existences avant celle-là et que j’en vive d’autres après ?

Notre périple se poursuivit par Saugues, Faux avant de regagner Le Malzieu. La boucle était bouclée. Je connaissais maintenant la fin de l’histoire. Jean Chastel avait tué la Bête  le 19 juin 1767, au cours d'une battue dans les bois de la Ténazeyre. Mais plutôt que d’une fin, je devrais parler d’un commencement.

Aujourd’hui je suis vieille et je suis sûre que ces vies ont un sens. Elles nous servent manifestement à progresser. Comme je n’ai pas le sentiment d’être parfaite, j’envisage l’avenir avec une certaine sérénité. Je vais mourir. C’est sûr. Bientôt ? Sans doute. Mais je renaîtrai ! Et il ne tiendra alors qu’à moi de rendre mon existence meilleure que les précédentes.

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