Dehors, l'orage grondait et je n'imaginais pas que la porte s'ouvrirait si violemment. Je n'avais pas dormi un instant, bien sûr. Les hurlements de la foule qui se rassemblait sous ma fenêtre malgré le froid, qui m'abreuvait d'insultes, qui riait à l'avance du spectacle. Les larmes de ma femme, de mes enfants, de ma soeur au moment de nous séparer. L'angoisse. Comment cela va-t-il se passer? Aurai-je mal? Aurai-je jusqu'au bout le courage qu'il faut? Mon Dieu, faites que je tienne. Et protégez les miens. Nous sommes innocents.
Moi, Louis Auguste, je vais mourir. Le carrosse qui me conduit à l'échafaud n'en finit pas de rouler dans les rues de Paris. Depuis plus d'une heure, nous avançons entre les rangs de gardes nationaux et de sans-culottes qui contiennent les badauds. Les tambours sonnent mon glas. En face de moi, les deux gendarmes ne disent rien. Je n'entends pas l'abbé qui a pris place à mes côtés. Dans dix, quinze minutes, je vais me présenter devant Dieu: puisse-t-il me prendre en pitié et pardonner mes fautes. Le tribunal des hommes ne l'a pas pu. J'ai trahi l'Etat, a décidé la Convention. Non, non! Si j'ai trahi, c'est la confiance de ma famille que je n'ai pas su préserver d'un sort aussi tragique.
On me dit bête, niais, balourd. Ma femme elle-même, dans les premières années de notre mariage, s'agaçait de mes lenteurs. Elle était si jeune, si fraîche: qui n'aurait désarmé devant son sourire, son espièglerie? Comment aurais-je pu être aussi insouciant, moi qui ai remplacé mes deux frères trop tôt disparus, nantis de toutes les qualités? Moi qui ai enterré mes deux parents avant mon quatorzième anniversaire? Moi qui, suivant l'exemple de mon père vénéré, ai toujours respecté les lois de Notre Seigneur Jésus-Christ dans ce Versailles voué au péché? C'est vrai, je n'étais guère brillant. Mon physique m'a toujours desservi, je manquais de manières, comme on dit. Mais comment faire autrement quand, chaque matin, quatre mille personnes à la cour s'inquiètent de savoir comment vous avez honoré la Dauphine, épient en vain la naissance d'un héritier? Pendant que l'on se gaussait, ma jolie Toinette courait à Paris se changer les idées dans les bals masqués et moi, je souffrais.
On a fait des gorges chaudes de ma passion pour la serrurerie. Ceux-là même qui auraient été mes frères d'atelier si je n'avais été conçu pour être roi, un roi de rechange. Sans doute aurais-je été tellement plus heureux et je ne serais pas la nuque rasée dans ce carrosse qui traverse le crachin de janvier.
J'entends le latin, je parle l'italien, j'ai même appris quelques mots d'allemand, autrefois, quand Antonia est arrivée de Vienne, mais cela , je l'ai oublié. Mes précepteurs m'ont formé aux mathématiques, à la géographie, aux sciences physiques. Tout cela me passionnait, tout comme le droit, l'histoire. Semblable à mes prédécesseurs, j'ai beaucoup aimé la chasse. Oh! oui, j'aimais la chasse mais, une fois sur le trône de France, je n'ai jamais négligé pour autant les affaires de l'Etat. Les temps changeaient, il fallait des réformes. Ai-je mal choisi mes ministres? Ai-je manqué de fermeté? Aurais-je dû résister au tourbillon des idées nouvelles? J'aurais tellement voulu mener mon peuple à participer davantage aux décisions qui le concernent! Au moins, j'ai essayé...
J'ai essayé d'être un bon mari. Pauvre Toinette! Elle qui aimait tant danser, je n'ai jamais été à la hauteur. Fersen, c'est sûr, tenait mieux le rythme. C'était un plaisir que de les voir se croiser, se tendre la main, se sourire, passer, se retrouver. On a jasé. Moi, je n'ai rien dit. Qu'importe! J'aime ma femme, Fersen est un homme de coeur, il l'a prouvé au risque de sa vie: pouvais-je me montrer mesquin devant des sentiments aussi profonds, aussi désintéressés? Toinette n'a jamais cessé de tenir son rang. Son rang d'épouse et de mère, en me donnant quatre merveilleux enfants. Son rang de reine, qui n'a jamais été plus éclatant depuis qu'on la traîne dans la boue. Ma femme, quelle grâce, quelle force, quelle dignité! C'est dans le malheur de ces dernières années que notre ménage aura été le plus uni.
Il y a trois heures, la porte s'est ouverte avec fracas. Je m'y attendais, mais pas avec cette violence. "Citoyen, prépare-toi, c'est l'heure." J'ai revêtu ma culotte de soie grise, mes bas, un gilet blanc. Pas de col. On m'a coupé les cheveux. A peine m'a-t-on laissé le temps de dire ma prière qu'il me fallait monter dans la voiture. J'ai levé les yeux vers la fenêtre où j'aurais pu apercevoir le visage de miens. Personne. C'était mieux.
J'ai déjà dû me dépouiller de tant de choses! Je ne suis plus roi, je n'ai plus d'amis, plus de maison, plus de liberté. Je ne suis qu'un homme qui va mourir. Et je sais que l'orage qui n'en finit pas de gronder emportera ma famille et tout mon peuple aimé dans la tourmente. Dieu les prenne en pitié!
Je n'ai que trente-huit ans, j'aurais tellement aimé vivre encore! Il y a tant de choses que j'aurais aimé savoir? La Pérouse, a-t-on enfin des nouvelles? Peut-être l'aurais-je accompagné sur les mers si je n'avais été roi...
Le carrosse s'arrête enfin. Déjà. L'échafaud. Les canons en batterie, les piques, les baïonnettes... Croit-on que je vais m'enfuir? Les gens aux fenêtres. Allons, il faut descendre. Les tambours vont-ils s'arrêter de battre? Pourrai-je dire à la foule mon innocence? Sanson est là qui attend. Courage, mon Dieu. Les canons qui vont bientôt tonner vont saluer ma délivrance. Il est des jours et des lunes, des saisons et des années où la poussière efface l'entendement.