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Je regarde le mur. Cette femme étrange. Son reflet m’interpelle. Les couleurs du graffiti sont délavées. Le mur craquelé par les outrages de la vie. Cela fait tant de temps qu’elle erre sur cette façade décrépie.  Les badauds ne la voient même plus. Son corps est en mouvement. Le mien est raide. Elle est celle que je ne suis plus. Belle, pure, inattendue. Pleine de vie. Fraîche. Je suis ce mur, ridé, fané.
 

Je m’étais promis.... mais l’on se promet toujours tant de choses que l’on ne fait pas.

Je m’étais dis.... mais l’on dit tant de choses que l’on ne dit pas.

Surtout lorsque l’on est amoureux.

 

Et me voilà, vingt ans après, devant celle que tu as tant aimée, celle que je ne suis plus.  L’ombre d’une vie froiséee.
 

Je me souviens du jour où tu m’as dessinée. Nous étions encore des enfants, je croyais  innocemment que nous finirions notre vie ensemble ; nous avions passé toute la nuit devant ce mur. Toi, de la peinture plein les mains et le visage, moi, la guitare à la main, le corps en transe. Nous refaisions le monde. Tu écoutais cette musique violente et douce à la fois qui t’impressionnait, qui te déstabilisait. Elle était ma vie, ma culture, mon origine. Chez les gitans, nous manions l’art du flamenco, je dansais et vivais flamenco, j’aimais la liberté. J’étais Liberté. J’étais flamenca.

Tu m’as dis : «L’ombre, c’est toi aujourd’hui. Elle s’estompe, elle a fait son temps. L’autre, c’est toi demain, celle qui volera de ses propres ailes et m’abandonnera ».
 

Je n’ai pas compris tout de suite. Et pourtant, tu avais raison. Tu me connaissais mieux que moi-même. J’étais celle que l’on aimait, celle à qui l’on promettait monts et merveilles, mais pas celle que l’on gardait. Ce besoin insatiable de ne jamais m’arrêter en cours de route, de ne jamais m’attacher aux choses et au gens, allait détruire ma vie, et la tienne aussi.
 

Je m’étais pourtant promis.... mais l’on se promet tant de choses que l’on ne fait pas.

Je m’étais dis.... mais l’on dit tant de choses que l’on ne dit pas.

Surtout lorsqu’on est amoureux.
 

Nous avons grandi, et nous nous sommes égarés. Toi, sur le chemin d’un destin qui t’attendait depuis ta naissance, formaté que tu étais par la vie, par ton entourage, tu as emprunté la voie dite « classique », celle qui rassure, celle qui bannit les risques. Les mêmes études, puis le même métier que ton père. Un mariage tout tracé, et des enfants autour de vous qui grandiront sur le même chemin. De mon côté, j’ai parcouru différents sentiers, tous plus embourbés les uns que les autres, majestueux aussi parfois, me menant de Madrid à Séville, de Bogota à Cartagena, de petits boulots en petits riens, un amant dans chaque ville et aucune descendance. Mais libre, j’étais.
 

Et pourtant, cet amour d’enfant était si fort qu’il ne s’était jamais éteint vraiment. Tout simplement, parce que malgré nos choix, nous n’étions pas heureux. Tu avais réussi. Mais l’appel de la liberté et de la fougue que je t’avais apportés te manquaient aujourd’hui profondément. Quant à moi, j’étais libre, oui, mais seule et amère.
 

Je m’étais promis de ne jamais y revenir, et me voilà à contempler le mur de nos vingt ans.
 

Je m’étais dis, ne te retourne pas, n’y reviens jamais, et me voilà à pleurer sur celle que j’étais.
 

Il est vingt heures maintenant, l’heure du rendez-vous. Je ne ressemble plus à cette jeune-femme et je me demande si c’était une bonne idée que celle de nous revoir. Nous avons vécu vingt ans sur des souvenirs que nous avons sans doute embellis chacun de notre côté, à notre manière, la plus jolie bien évidemment.
 

En se quittant, tu m’avais dis : rendez-vous dans vingt ans, ici même, quoiqu’aient pu devenir les enfants que nous sommes.  Je n’avais pas répondu, je m’étais juste dérobée en te faisant un sourire en coin qui valait bien plus qu’un grand point d’interrogation.
 

Et finalement, je suis la première arrivée. Tu n’es pas là. Tu ne viendras pas. Trop peur que ta vie bascule de l’autre côté, et qu’un ras de marée détruise tout ce que tu t’es acharné à construire, pour combler le vide. Car je sais que tu m’aimes encore. Je le sens. Je l’ai toujours su. Même en te quittant. Et maintenant je voudrais que cette ombre réintègre le personnage du premier plan. Et que l’on ne se quitte plus. Si tu ne viens pas, je te promets que je balance un saut de peinture sur cette fresque maudite !

Vingt heures dix. Juan était en retard. D’ordinaire si ponctuel, le voilà qui courait après les taxis dans les embouteillages de la Avenida America. Je n’y arriverais jamais, hurla-t-il en son fort intérieur. Il était sorti tard de son bureau d’études, accaparé par un de ses sous-fifres qui voulait faire un excès de zèle. Putain de vie !
 

Vingt heures quinze. Patricia est effondrée. Elle a tout gâché. Tout. Son cerveau ne cesse de lui balancer des souvenirs qui lui font mal, qui la déchire jusque dans ses parties les plus intimes.  Depuis plusieurs années qu’elle le recherche en vain, elle comptait sur cette dernière chance, cette promesse de rendez-vous pour le revoir. Juste le revoir. Juste savoir si c’est bien lui l’homme de sa vie.
 

Vingt heures trente. Il se dit qu’il est trop tard. Mais, tel un vrai athlète qui jouerait sa médaille d’or aux Jeux Olympiques, il y croit et court comme un dératé, oubliant les flaques qui salissent son joli costume noir sorti tout droit du pressing. Le mur est toujours là. Mais Patricia a disparu. Une espèce de barbouillage à la peinture rouge recouvre son Esméralda. La peinture est fraiche. Elle dégouline encore le long des briques usées.
 

Il ne désespère pas. Il tourne la tête dans toutes les directions. Pas de Patricia. Il devient fou.
 

Dans la rue d’à-côté, derrière le mur, juste une femme vêtue de noir, courbant le dos comme l’on porte un lourd fardeau, s’en va, seule, des larmes de sang coulent sur sa silhouette fanée.

 

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