Il l'a écrit sous le pont, il y a juste trente ans. Le graffiti est resté là, à peine pâli: ni la pluie ni le soleil ne peuvent l'attaquer. Sandra je t'aime. C'est un amour pour toujours.
Un soir de novembre, 1978. Il a dix-huit ans aujourd'hui. Il est sorti fêter ça avec ses copains, Freddy, Michaël, Jean-Lou et trois ou quatre autres. Il est amoureux. Sandra doit le rejoindre, devait le rejoindre. Il l'attend au Zazou Club depuis trois heures maintenant. Il va bientôt être minuit, il n'espère presque plus. Il fait encore semblant de rire, il reprend un verre. Qu'est-ce qu'elle fait? Il sort, scrute la route de Lausanne, ne voit rien. Pourtant, elle avait presque promis: j'emprunterai la mobylette de Jacquot, il me doit bien ça après tout. Il reboit un verre. Il n'ose pas lui téléphoner : ses parents n'aiment pas beaucoup qu'ils sortent ensemble. Ils ne voient en lui qu'un apprenti maçon, pas l'amoureux riche de tendresse et de passion. Pas assez bien pour leur fille. Il y a assez d'étudiants sérieux autour d'elle pour qu'elle n'aille pas s'enticher d'un ouvrier, non? Allons, encore un verre.
Deux heures. Les copains s'en vont. A trois heures, il reste tout seul. Un dernier verre. Il faut rentrer. Bon sang, Sandra! Tu avais promis! Mais il n'y a plus personne au Zazou Club. On ferme, il faut partir.
Sur le parking, Michaël fait crisser ses pneus sur le gravier. Il sort de sa Simca d'occasion. Est-ce l'éclairage glauque qui le rend si pâle? Pourquoi est-ce qu'il revient? Il lui pose une main sur l'épaule, ne dit rien, ne sait visiblement que dire. Et lui, sans le savoir, il a déjà compris. Les mots qui suivent, il les sait déjà: la route mouillée par le brouillard, les phares éblouissants, le dérapage, les gyrophares et les sirènes déchirantes. Sur le bas-côté, broyés, la mobylette de Jacquot et le corps de Sandra inerte pour toujours.
Ca ira, vieux? Tu es sûr? Tu veux que je te ramène? Non, non, ça va aller, ne t'en fais pas. Il est monté dans sa voiture, il a repris la direction de Lausanne. A hauteur de l'accident, un triangle et une dépanneuse en train de charger ce qui reste de la mobylette. Il a continué quelques kilomètres, a bifurqué sur la route de Châtel, s'est arrêté sous le pont du chemin de fer, à Jongny. Il a pris dans sa boîte à gants un pinceau et un pot de peinture pour réparer les griffes de la carrosserie. Sur le béton, il a écrit Sandra je t'aime, en grandes lettres noires. Il a laissé la voiture avec les clefs dedans et a escaladé la butte glissante. Il s'est couché sur les rails et a attendu cinquante-trois minutes le premier train.