Lorsque Nanou nous lança sur la quête de la rue, celle où tout a commencé, celle où parfois tout s'est fini, je l'imaginais en roi Arthur, nous étions ses chevaliers de la table ronde pour cette mission « divine » qui semblait aisée.
Guidé par un Céline jamais lu et quelques souvenirs, je savais retrouver facilement ce lieu qui me permettrait de rentrer au bercail, fier du travail accompli, livrant à qui voudrait les lire mes épiques exploits.
Je la connaissais par cœur ma destination, elle était gravée dans mon cœur comme une plaque sur un mur.
J'allais en parler, le texte s'ébauchait dans ma tête et un premier jet papier lui donnait déjà sa forme féminine.
En relisant je prenais mes phrases, corrigeais celles qui dévoilaient trop ma pensée et extirpaient ces lointains souvenirs à fleur de peau.
Je trainais, et déambulais dans les méandres de ma mémoire, mais je n'étais pas prêt. Cette rue ancienne restait encore trop dangereuse pour que je l'expose à la lumière.
Peut-être, une autre fois, me sentirais-je assez fort pour en parler, pas sûr.
Je laissais passer les jours, hésitant je restais assis sur le bord du trottoir à la recherche d'une place plus publique.
Au loin des sirènes d'ambulances déchiraient le brouhaha de la cité.
Un attentat sans doute, j'avais entendu dire que Stroubeck, le « terroriste littéraire » avait passé la frontière, on l'avait même aperçu en ville.
Le lourd silence était revenu dans la rue où je m'étais perdu.
L'orgue de Barbarie et « les amants de Saint Jean » me sortirent de ma torpeur.
Quelle drôle de manière d'user sa vie : chanteur de rues. Un rêve de bohème puis le retour frileux dans la norme à cause de ce satané manque de foi, de certitudes.
La naissance de ce tourment, de cette question : comment savoir pour quoi nous sommes faits ?
Comment aurait été mon existence si j'avais fait ce pas de l'autre côté ?
« Take a walk on the wild side » chantait Lou Reed.
J'enviais ceux qui ne doutaient pas, qui suivaient sans l'ombre d'une hésitation la voie qu'ils s'étaient tracée.
Je me mis à songer des « si j'avais… », puisque la rue sert à rêver me susurrait Céline, posé près de moi.
Deux riveraines passèrent sans me voir, c'était l'heure d'aller chercher les gosses à l'école. « Vous avez su pour Monsieur L., sa femme l'a retrouvé pendu ! Qui aurait cru. ».
Mais déjà leur conversation s'éloignait, je regardais la maison d'en face, un rideau venait de bouger.
Quelle pensée se terrait derrière ces murs ? Belle ou hideuse, amour ou mort ?
Tout s'enchevêtrait dans ma tête, midi sonnait aux cloches de la cathédrale, des enfants criaient, une jeune fille pleine de tristesse passait devant moi, perdue dans cette ville qu'elle quittait pour toujours. Je le savais, je le lisais dans sa démarche.
Elle me faisait penser à cet homme au parapluie, croisé par hasard un soir rue de la monnaie.
C'était un regard qui ne voulait plus voir personne.
Tout bougeait, les paysages, les odeurs, les parfums, quel piètre chevalier je faisais, bredouille, incapable de discerner la Rue.
Le crachin s'était mis à tomber, mouillant doucement le sol poussiéreux qui commençait à briller, noir miroir de mon âme qui me renvoyait à mon destin.
Le soir assombrissait mes pensées.
Machinalement je ramassais Céline comme d'autres l'avaient fait avant moi.
Je levais les yeux sur la plaque de la rue : « Impasse des certitudes ».
Il était temps de rentrer.