La guerre était là, aux portes de la rue.
Le soleil, d’un rouge orangé nébuleux, s’attardait sur les trottoirs éventrés par les éclats d’obus.
La chaussée ressemblait à une mosaïque de formes humaines échouées sur les pavés craquelés par l’horreur. Ce pot-pourri de couleurs chair dégageait une puanteur indescriptible.
Je me souviens, tu es venu me chercher au fin fond de ma cave aux murs décrépis et déjà fragilisés par les secousses incessantes des bombes. Recroquevillée dans mon coin, le visage poussiéreux et sale soutenant l’horizon depuis mon soupirail, je t’attendais. Comme si je l’avais toujours su. Je n’attendais que toi. Tu m’as tendu la main, et j’ai senti toute la vie qui s’en dégageait, nos futurs enfants et petits-enfants, nos soirées de vieillards au coin du feu... Tes veines brûlaient ma peau blême. Ton regard était scintillant comme une bougie frétillant dans la nuit. Je t’ai suivi, comme je le faisais à chaque fois que nous jouions dans la rue. Les cachettes ne manquaient pas : derrière le bosquet, un peu avant l’échoppe du boulanger, ou dans le magnolia qui trônait depuis des siècles devant la cour de chez Paul, derrière la fourgonnette de chez Lucette, la fleuriste, entre les pots d’impatiens, de bégonias ou bien encore au milieu des œillets blancs, des galantes et autres spatiphyliums. C’était le temps de l’insouciance, le temps de nos dix ans. C’était avant, tout simplement ; avant que les corps déchiquetés et criblés d’éclats ne jonchent le sol pour ne plus jamais se relever ; avant que le sang de la ville ne se répande à travers les caniveaux et que l’odeur de la mort n’investisse l’horizon.
Je ne saurais dire combien de temps je suis restée hébétée dans cette cave où mes parents m’avaient enfermée pendant le premier assaut. Je pouvais les apercevoir par le soupirail, allongés dans la rue. Ils semblaient dormir comme des braves. Je ne les ai pas appelés. Surtout ne pas les réveiller. Je ne voulais pas qu’ils affrontent l’univers de déchéance que je devinais : toutes ces rangers sales et usées avançant comme une armée de rats au milieu des corps. C’est à peine si on distinguait encore le macadam. De temps en temps, à l’aide de coups de pieds, les soldats soulevaient les dépouilles pour libérer de l’espace sur leur passage. Parfois même, certains de ces hommes se baissaient pour fouiller leurs poches ou leur arracher leurs bijoux. Avec un regard presque complice puisque je n’avais pas bougé de ma cachette et que je me faisais le témoin de cette descente aux enfers.
1…2…3…4….5….onze….quatorze… quarante-deux….cent !
Tu me disais toujours en plaisantant « je compte jusqu’à 100, va te cacher, et dès que je te trouve, je te fais mienne » !
Alors j’ai attendu… comme je le faisais, tapie dans l’ombre de ton coeur. Je me suis nourrie pendant tout ce temps-là de rêves et d’espoirs fous, tantôt je nous imaginais nous promenant main dans la main dans cette rue qui avait vu nos corps se transformer au fil du temps, tantôt nous asseyant au bord du trottoir, en face de l’église où nous nous étions promis de nous unir. Nous en connaissions le moindre pourtour, la moindre faille, le moindre bout d’asphalte. Je savais que tu me retrouverais, parce que j’étais une tricheuse et que lorsque nous jouions à cache-cache, au lieu de me cacher dans la rue, grâce à ma petite corpulence je passais par les soupiraux pour me dissimuler dans les caves. Ma préférée était celle qui était juste en dessous du bistrot. Un jour tu m’avais sermonnée :
- Tricheuse, on doit se cacher dans la rue, pas dans les caves de la rue. Pourquoi tu te caches ici ?
Tu te souviens de ce que je t’avais répondu avec mon air malicieux ? :
- parce qu’au dessus il y a la vie, ça chahute, ça discute, parfois même ça chante et comme ça je n’ai pas le temps de m’ennuyer pendant que tu me cherches…
Tu te souviens, hein ? Dis moi que tu vas t’en souvenir et que tu vas venir me trouver. Parce qu’ici, la musique a disparu, les discussions vives se sont volatilisées dans l’air vicié de la cité. Et je m’ennuie. Je crois bien que j’ai un peu peur aussi.
1…2…3…6….7….douze….treize… quarante-trois….cent !
Et puis tu es venu, dégageant les gravas pour pouvoir accéder à ma tanière, et tu m’as balancé sur un air enjoué :
- Trouvée : je te fais mienne !
Tu as rajouté :
- Pour la vie !