Bonjour, Voici le texte du mois pour la proposition 263. Vous pouvez retrouver la présentation de l’auteur dans la rubrique auteur.
Proposition 263 : Philippe Turlure- Whisky ou whiskey ?
John arriva vers 15h30 à Leenane, petit village au cœur du Connemara, sur les rives du fjord Killary Harbour. Le ciel, d'un fond orangé était gorgé de nuages étincelants de noirceur. Les sommets alentours disparaissaient sous une brume épaisse. Il stoppa, sa voiture, une Triumph Spitfire hors d'âge devant un pub au nom surprenant écrit en lettres rouges sur le fronton : « Recycling Center », en français « Déchèterie ». Il s'extirpa du véhicule et s'étira longuement ; il venait de rouler un peu plus de trois heures ce qui, compte tenu du confort relatif de son véhicule, nécessitait quelques mouvements afin de réactiver la musculature endolorie. Il s'approcha de l'entrée du pub. La façade était peinte d'un jaune citron quelque peu défraîchi. Une grande baie vitrée laissait entrevoir une paisible animation à l'intérieur.
John poussa la porte d'entrée faisant retentir une petite cloche ce qui eut pour effet d'interrompre brutalement toute activité dans le pub. Il sentit tous les regards se tourner vers lui. Un long silence envahit la pièce. Un homme jouant aux fléchettes s'était figé, le bras prêt à lancer vers la cible ; il regardait John. D'autres au bar s'étaient retournés dans sa direction. Des plus vieux, assis autour des tables, avaient stoppé leur partie de cartes ou d'échecs et le fixaient d'un regard insistant. John avança vers le bar. Tout au fond de la pièce, il vit un très vieux matelas accroché au mur en position verticale ; « étrange », pensa-t-il.
Tout l'intérieur du pub était en bois vernis. Chaque table était éclairée par une lampe sous un abat-jour de couleur verte. Pareil au-dessus du bar. John s'assit sur le seul tabouret haut resté libre. Les autres clients se replongèrent dans leurs activités et un brouhaha résonna de nouveau dans la salle.
Derrière le comptoir, une belle femme rousse, la patronne du pub sans aucun doute, s'approcha de John. Après l'avoir saluée, il lui demanda : « un scotch s'il vous plaît ». Aussitôt, un silence assourdissant s'établit dans le pub et un petit homme âgé, veste tweed et casquette irlandaise vissée sur le crâne bondit de sa chaise et se précipita vers John. Son visage, gonflé, était d'un rouge vif et il semblait très en colère. « Qu'avez-vous osé demander ? » dit-il furieux. John, surpris, répondit « euh..., j'ai demandé un scotch, un..., un whisky ». Le vieux s'approcha plus près de John et hurla « ici, on ne doit parler que de whiskey, sapristi !!! », puis il se précipita vers le matelas et se mit à le marteler de ses poings en criant « maudits anglais, maudits anglais... ». Tout le monde se taisait et le regardait taper sur le matelas. Cela ne dura qu'une poignée de secondes puis le vieux alla se rassoir, sa colère complètement dissipée. Il se replongea dans sa partie d'échecs. Les autres clients reprirent aussi leurs activités comme si rien ne s'était passé.
John restait pétrifié. La patronne lui dit alors avec un large sourire : « un whiskey alors ? ». « Oh oui » répondit-il. Elle lui servit un grand verre en ajoutant : « un double pour vous remettre » puis « ne vous inquiétez pas, le vieux O'Connors est très tatillon quant à tout ce qui touche à l'Irlande et la colère lui monte vite ; quelle bonne idée avons-nous eue d'installer ce matelas, deux ou trois coups dedans et ça le calme... ». John esquissa un sourire un peu crispé et avala son whiskey d'un trait.
Après avoir réglé, il se dirigea vers le vieux. Il lui mit doucement la main sur l'épaule et dit : « je vous prie de m'excuser, je ne me suis pas présenté. Je suis John O'Brien, représentant de la société Redbreast, meilleur fabricant de whiskey irlandais ». Le vieux baissa la tête un moment. John sortit de sa poche une petite fiole et la posa sur la table devant le vieux O'Connors. « Tenez, appréciez, c'est du pur irlandais ! ». Puis, il quitta le pub en saluant à la cantonade.
On entendit quelques temps les pétarades du moteur de la Triumph qui s'éloignait. Dans le pub, la vie avait repris son cours normal. Harry O'Connors avait la fiole dans la main ; un large sourire illuminait son visage apaisé qui était passé du rouge au jaune...