Bonjour, Voici le texte du mois pour la proposition 261. Vous pouvez retrouver la présentation de l’auteur dans la rubrique auteur.
Paul Eric - Le Labyrinthe des Livres Oubliés
Rien ne serait arrivé si je n’avais pas changé de libraire. Bien qu’en vérité, techniquement, c’est mon libraire qui a changé. Ou plus exactement, mon libraire a changé, et moi, j’ai changé de crèmerie. Enfin, de librairie.
Je vous explique : depuis que j’habite ici, j’ai toujours fréquenté la librairie de la place des Vosges. D’abord, c’est à deux minutes à pied de chez moi, mais surtout, le vieux qui la tient m’a tout de suite fait bonne impression. Pas comme son jeune employé à qui il a revendu la boutique pour aller prendre une retraite bien méritée dans les Vosges, les vraies, cette fois. » Bien sûr, je comprends qu’à soixante-et-onze ans, il ait eu envie de se retirer des affaires, mais l’idée de ne plus voir dans cette boutique que ce suffisant qui vous saute dessus à peine entré et ne jure que par les derniers auteurs à la mode en faisant fi de vos goûts et de vos envies, merci, très peu pour moi !
La ville dans laquelle je vis depuis maintenant assez longtemps pour m’y sentir chez moi est ce qu’on appelle une « ville moyenne ». Ce qui signifie (selon moi) qu’elle n’a pas particulièrement d’attraits touristiques, pas de grand restaurant multi étoilé, pas de compagnie théâtrale à portée nationale, ni même une célébrité passée ou présente qui y serait née ou y aurait vécu… Tout ça pour quelque cinquante-mille âmes. Pour le bon côté des choses, le taux de chômage y est relativement bas et la criminalité se limite à peu près à la délinquance juvénile.
Je loge donc dans ce quartier où se trouve la librairie des Vosges, tout près du centre-ville, et je dois avouer que je connais assez mal le reste de la cité. Pour ma décharge, je travaille à domicile, comme traducteur de publications techniques pour diverses entreprises, et je suis du genre assez casanier. C’est vous dire si ma décision de trouver une nouvelle source de lecture n’a pas été facile à prendre. J’ai d’abord commencé mes recherches par une balade dans les environs immédiats − le centre −, mais les grandes enseignes « supermarché du livre », toujours bondées, m’effraient un peu. Alors, plutôt que de m’en remettre au hasard, j’ai fait ce par quoi toute personne sensée aurait attaqué, j’ai consulté les pages jaunes…
C’est ainsi qu’un samedi après-midi, après un petit quart d’heure de transport en commun, je me suis retrouvé devant la devanture vieillissante du « Labyrinthe des Livres Oubliés ». Évidemment, c’est le nom, évoquant un roman de Carlos Ruis Zafón, qui m’a attiré dans ce faubourg éloigné semblant être resté coincé dans les années cinquante. Les maisons, les boutiques, tout paraît d’une autre époque, et si j’avais croisé quelques passants, je n’aurais pas été autrement étonné de les voir vêtus d’habits démodés.
Devant l’abord peu reluisant du lieu, j’ai marqué une légère hésitation, puis j’ai pris une profonde inspiration et poussé la porte. Passé le seuil, j’ai découvert une première pièce faiblement éclairée. Les clients étaient accueillis par des présentoirs où trônaient, comme dans toutes les librairies, les derniers ouvrages des auteurs « à la mode ». Le long des murs, les étagères proposaient également leur lot de polars, romans divers et historiques, biographies, romances, sans oublier les livres estampillés « jeunesse » et les albums pour les enfants. Le rayon bandes dessinées paraissait aussi bien fourni.
Je m’étonnais de l’absence d’employés avant de distinguer, près du comptoir − situé bizarrement au fond de la salle plutôt que vers l’entrée −, plus ou moins masqué par tourniquet de cartes postales, un passage vers une autre pièce. Timidement, je m’avançais en lançant un « Y’a quelqu’un ? » asthmatique. N’obtenant pas de réponse, j’osais un coup d’œil vers l’arrière-boutique…
Le lieu était sombre et poussiéreux, à peine éclairé par une faible lumière jaune dégringolant d’ampoules suspendues bien au-delà de la hauteur normale des plafonds. Trois couloirs s’offraient à moi, entre des étagères remplies de livres plus ou moins anciens, semblant avoir été laissés là sans ordre ni méthode. Sur le plus proche rayon, un ouvrage à la couverture de cuir m’attira : c’était une édition originale des mémoires de Casanova de 1798. Un peu plus loin, je découvrais un first folio de Shakespeare de 1623, et en tournant au coin d’une étagère je tombais sur la première partie de Don Quijote de la Mancha, datée de 1605. Je cherchais des yeux la deuxième partie, celle de 1615, mais elle n’était pas à proximité, je m’enfonçais un peu plus loin, espérant la découvrir, et parmi des tas de bouquins dont je n’avais jamais entendu parlés, j’aperçus une édition limitée et rare de The Tales of Beedle the Bard, par J.K. Rowling, le livre fictif de la série Harry Potter, The Canterbury Tales, des contes médiévaux par Geoffrey Chaucer, Malleus Maleficarum, du XVe siècle, une édition originale du fabuleux roman de Boulgakov, le Maître et Marguerite, un autre livre du XVe, Le Songe de Poliphile, avec ses magnifiques images, et même le Codex Leicester, manuscrit de Léonard de Vinci et une bible de Gutenberg…
Chacun de mes pas me projetait vers une nouvelle merveille, dont certaines valaient sans doute une petite fortune. J’étais incapable d’estimer le nombre d’ouvrages rassemblés ici, mais la quantité et la qualité de ceux-ci m’avaient réellement enivré. Lorsque j’en pris conscience, j’étais à une croisée de travée qui ne menaient qu’à d’autres rangées de livres, elles-mêmes débouchant sur d’autres couloirs de livres, de livres, de livres… Un labyrinthe de livres…
Non, vraiment, je n’aurais jamais dû changer de libraire !