Il faisait sombre et la pluie était fine et froide pendant qu’il traversait la ville ce soir de février. Il remonta son col et enfonça sa tête dans sa capuche, il avait oublié son parapluie. L’air renfrogné, il se demandait ce qu’il faisait là à errer sans but. Il en avait assez de la médiocrité de sa vie. Il vivait dans une ville qu’il n’avait jamais vraiment comprise. Cela faisait pourtant 10 ans qu’il était arrivé à Apeldoorn grâce à une opportunité professionnelle.
Il avait cru que les Pays-Bas seraient le pays de toutes les découvertes, surtout à 25 ans ! Les premiers mois étaient passés et il avait pris ses petites habitudes. Il avait troqué l’anonymat de Paris contre l’apathie de la province hollandaise. Les relations humaines lui pesaient. Il ne savait jamais comment s’y prendre. Les Hollandais étaient si étranges. Ils manquaient singulièrement de ce petit vernis de politesse pratiqué en France. Il était mal à l’aise face à l’anglais de ses collègues qui accrochait aux R. Les femmes et les hommes parlaient avec cette même rudesse. Il n’arrivait pas à s’y faire, même avec le temps.
Il avait essayé d’aller à la salle de sport mais les odeurs et la vue de ces corps actifs le gênaient. Il était pudique et n’assumait pas son manque de rigueur. Tinder était devenu le lieu virtuel de ses rencontres. Mais là aussi les corps et les visages étaient mis à nu avec fierté et exigence. Il n’aimait pas les photos, les filtres, les poses convenues et attendues du mâle sportif sur son vélo, sa moto ou autre symbole de sa vigueur. Cela le fatiguait. Il jardinait depuis quelques temps. Plonger les doigts dans la terre brune et fraîche lui faisait du bien. Le silence lui vidait la tête, ça le calmait. Comme il ne faisait rien pousser il n’avait pas le cœur d’en parler à ses collègues.
Dans un pays actif, soucieux de vitalité et de performance, il était décalé car fainéant. Mais les Pays-Bas avaient néanmoins un avantage de taille qu’il ne pouvait pas évoquer auprès de sa famille qui se demandait bien pourquoi il restait. Il ne se l’avouait pas mais il savourait le peu d’investissement personnel que les relations tarifées légales impliquaient.
A force de marcher il vit bientôt le halo rose de l’enseigne lumineuse. Il n’avait pourtant pas prévu d’y aller ce soir. Ses pas l’avaient guidé jusqu’au bar à hôtesses que toute ville de province batave proposait. On n’était pas à Amsterdam ici, pas de touristes en goguette s’émerveillant devant les vitrines, qui offraient un kaléidoscope vivant à l’oeil avide de sensations fortes.
Ses chaussures étaient mouillées et faisaient une flaque boueuse sur le perron de l’établissement. Il sonna et attendit qu’on veuille bien lui ouvrir. Une fois entré il se sentit un peu mieux. L’ambiance était calme. Le dimanche soir ne voyait venir que les solitaires qui n’avaient personne avec qui partager ces heures tristes qui précédaient une nouvelle semaine de travail.
Les filles étaient peu nombreuses et discutaient entre elles. Il repéra Tatiana. Il était content, c’était une gentille fille. Elle ne lui faisait pas peur. L’anglais de Tatiane était doux, avec des L plein la bouche. Des L délicats comme des ronds de fumée sortant doucement d’une bouche fière d’avoir su les former. Il se dirigea vers elle. Comme un vestige de courtoisie dans ce monde de transactions bien huilées, il lui demanda comment elle allait pendant qu’ils s’isolaient dans un coin. Il l’écouta sans l’entendre. Elle le savait. Il soupira, heureux de ce semblant d’échange. Il fit tinter la clochette. C’était le signal. Elle se tût et commença à effeuiller lentement les quelques « vêtements » qu’elle portait. Il se dit qu’il allait passer une bonne soirée finalement.