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Comme d’habitude, Leila, d’une main ferme, cloue le bec à son réveil qui sonne 6h30, comme tant d’autres dans cette cité de banlieue. Pas la peine de prendre de précautions, elle est seule dans sa chambre, depuis 10 ans ; une histoire de divorce, mal terminée comme souvent, qui l’a enfermée, avec sa fille, dans cette cité pas radieuse du tout.

 Comme d’habitude, après sa douche, passant devant la porte de la seconde chambre de cet appartement du 3è étage, elle frappe trois coups secs et brefs. Message morse dont sa fille Yasmin, 14 ans, accuse bonne réception d’un miaulement plus félin qu’humain. Sa mère se demande comment sa fille peut émettre un cri aussi agressif. L’adolescence, certainement.

 Comme d’habitude, au son rythmé de BFM déversant son lot de malheur planétaire, à vous donner le cafard pour la journée, exactement comme le ciel couvert de ce jour, Leila prépare le petit déjeuner : biscottes, beurre, pâte à tartiner, thé, chocolat chaud. Petit déjeuner pris ensemble et en silence, la mère les yeux rivés, sans voir, sur la TV, la fille le nez incrusté dans son téléphone. Chacune prisonnière de ce mutisme qui enferme ceux qui n’ont rien à dire, parce qu’ils n’ont rien à vivre. 

 Comme d’habitude, elles s’échangent une bise au pied de leur immeuble, Yasmin partant à droite vers son collège, Leila à gauche vers son bus. La pluie est au rendez-vous ; une pluie fine qui mouille bien. Sous son parapluie, Leila marche d’un pied lourd, déjà fatiguée par cette journée monochrome.

 Comme d’habitude, l’arrêt du bus est trop petit pour accueillir tous ses candidats. Ne pas se tenir trop près de la rue est le souci de chacun, afin de ne pas avoir les pieds inondés par les voitures roulant dans la flaque d’eau située, comme un fait exprès, juste devant l’arrêt. On voit bien que ceux qui régissent les chaussées ne prennent jamais de bus, en tout cas pas ceux de ce quartier ouvrier.

 Comme d’habitude, le bus arrive déjà bien plein de ses momies matinales. Leila se retrouve dans le couloir central du véhicule, pendue tel un quartier de viande dans une bétaillère, ballottant au gré des accélérations ou des freinages du conducteur, et craignant les ronds-points des carrefours à vous donner envie de rendre votre petit déjeuner. Et cela fait 10 ans que Leila vit ce qui n’est pas une vie. 

 Ce matin, au lieu d’un regard hagard comme à l’habitude, savoir pourquoi, elle observe à 360° les visages qui l’entourent. Elle se voit, tels des miroirs, sur chacun d’eux : mine triste et grise, yeux à moitié fermés de fatigue chronique et d’ennui, désir d’être déjà au soir.

 Ce visage masculin, à quelques mètres, n’est pas habité par le masque blanc, inexpressif et mortuaire des autres passagers. Leila le dévisage sans retenu : cheveux noirs bouclés, nez droit, yeux marron, mains fines sans bijoux ni alliance, ongles impeccables. Un bureaucrate certainement. Elle le verrait bien employé comptable et se met à imaginer son bureau : propre, avec une machine à calculer à rouleau, un écran d’ordinateur avec des chiffres et des courbes de toutes les couleurs, son pot de crayons et stylos, sa gomme, chaque objet à sa place et une place pour chacun.

 Il tourne la tête vers elle, brusquement, comme s’il avait senti le poids du regard de Leila.  Leurs yeux se croisent le temps d’une respiration. Elle se retourne vivement pour qu’il ne la voit pas rougir comme une gamine prise en défaut. A son tour, elle est scrutée de dos, cheveux noir dégoulinant sur ses épaules, imper trempé et chaussures maculées. Elle n’est vraiment pas à son avantage et a honte de sa tenue.

 Heureusement, l’arrivée du bus à sa station va la sauver. Jouant des coudes, elle s’approche des portes. Elles s’ouvrent, il descend en même temps qu’elle. Leila part sur la gauche vers son travail, remontant le trottoir d’un pas qui se voudrait rapide. Lui part sur la droite dans la descente. Avant de tourner au coin de la première rue à droite, Leila marque un temps d’arrêt pour jeter un regard derrière elle. Lui attend aux feux du carrefour d’en bas, le visage tourné vers elle, espérant son regard. Un très joli sourire aux lèvres, dévoile sa satisfaction. Leila ne détourne pas les yeux ; au contraire, elle a son plus charmeur sourire, qu’elle croyait enterré depuis des lustres. Dans le langage des amoureux, ils se disent « à demain, sans faute ». 

 Le feu passe au vert pour les piétons ; il traverse l’avenue, à l’allure de ses bras, dans son fauteuil roulant. Leila reprend sa marche, sans se presser, ne se rendant même pas compte que le vent avait chassé la pluie, laissant un seul petit nuage, que son pied était léger, que son visage avait pris vie, qu’elle avait désormais une obsédante pensée de bonheur. Le temps d’une respiration avait suffi.

Lectrice assidue de Jean D’O, elle se remémorait cette phrase : « Il y a des jours, des mois, des années interminables où il ne se passe presque rien. Il y a des minutes et des secondes qui contiennent tout un monde ».

 

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