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Ludivine Préjean et Simon Jaurès ne se connaissent pas. Dans quelques heures, pourtant, le hasard va mettre en présence ces deux éclopés. Autant vous le dire tout de suite, ça ne va pas changer leur vie. Enfin, si ! D’une certaine façon…

Nous sommes le 24 décembre, il est quatorze heures et une bonne poignée de minutes. Les minutes, Ludivine Préjean les compte. Du moins celles qui lui reste avant ce putain de réveillon qu’elle passera encore une fois seule, loin de ses enfants. Elle n’a pas encore mangé, alors Ludivine se sert un nouveau verre de Chivas. C’est Noël, elle peut bien s’offrir le plaisir de boire autre chose que son habituel whisky premier prix qui vous brûle l’œsophage et vous détraque le ciboulot. Elle a attaqué l’apéro à midi pile, toute seule dans son studio minable du dernier étage de cet immeuble nauséabond de la rue des Apennins. Son unique fenêtre donne sur une cour intérieure d’où remonte les odeurs de fritures et de poubelles du bar-restaurant d’à côté. Elle ne peut pas trop gueuler contre ça, elle en sort justement, du bar-restaurant. Elle y passe la plupart de ces matinées, à boire du blanc, jusqu’à ce que le patron, Kader, la vire avant le service du midi. Il faut dire que quand elle a un verre dans le nez, elle devient désagréable avec la clientèle, alors Kader lui demande gentiment de rentrer. Comme il lui fait crédit, elle ne se fait pas trop prier.

Une fois de plus, Ludivine oubliera de manger et passera l’après-midi dans un état semi-comateux, écroulée sur son canapé défoncé.

 

Il est dix-sept heures passées de trois minutes lorsque Simon Jaurès passe les portes du commissariat du dix-septième arrondissement. Il salue le plancton d’un geste du menton et s’engage dans les escaliers avec l’entrain d’un condamné qui va à l’échafaud. Ce n’est pas d’être de permanence le soir de Noël qui le dérange, c’est toute sa vie de flic qui lui pèse sur les épaules. Ou toute sa vie d’homme, c’est pareil ! Depuis son divorce, il y a douze ans, il n’y a pas que sa femme, qui s’est éloignée de lui. Ses enfants ont grandi ; s’ils pensent encore à lui, c’est quand ils ont le temps, c’est-à-dire pas souvent. La seule famille qui lui reste, ce sont ses collègues plus ou moins solitaires, comme lui. Alors, passer Noël dans son appartement, avec pour seule compagnie sa télévision, non merci. Il préfère encore se sentir d’un semblant d’utilité, à guetter les drames de la nuit parisienne. La trêve de Noël, la Mort et la Misère ne la connaissent pas. Et comme il faut bien un O.P.J. de permanence, autant s’y coller. Ça lui évitera de penser à se mettre le canon de son flingue dans la bouche.

La première partie de cette nuit de fête est plutôt calme ; les équipes en tenues doivent bien intervenir sur quelques altercations entre ivrognes, ou entre automobilistes maladroits, mais rien qui oblige Simon à quitter son bureau. Jusqu’à ce qu’un appel signale une femme, debout sur la corniche, au dernier étage de son immeuble de la rue des Apennins. C’est à quelque neuf-cent mètres du commissariat. En moins de cinq minutes, il est sur place. Un duo de gardiens de la paix arrivée avant lui l’informe qu’il s’agit d’une certaine Ludivine Préjean, vivant seule, dépressive et probablement fortement alcoolisée. Un serrurier réquisitionné à quelques pâtés de maison est déjà sur place et n’attend que la présence de l’O.P.J. de service pour procéder à l’ouverture de la porte.

Une poignée de minutes plus tard, Simon pénètre dans l’appartement. Ça sent la misère et la solitude. Et l’alcool, surtout. La fenêtre de la chambre est ouverte. Sans même chercher à regarder dehors, il s’assoie par terre, juste à côté.

– Bonsoir, Ludivine. Je m’appelle Simon. Simon Jaurès. Comme le député assassiné, mais on n’est pas de la même famille. Dites, vous ne voudriez pas rentrer, qu’on discute un peu au chaud ?

– Fichez le camp ! Laissez-moi tranquille !

– Vous savez bien que je ne peux pas, Ludivine. Il faut que nous trouvions une solution. Tous les deux. Vous voulez bien ?

– Foutez-moi la paix, ou je saute !

– Allons, Ludivine, vous n’allez tout de même pas vous suicider un jour le Noël. Pensez à vos voisins, vous voudriez que leurs enfants soient témoins d’un drame le soir de Noël ?

– Mes voisins ? Tous des beaux salauds, oui ! Je les emmerde, les voisins. Et toute leur marmaille ! Rien à foutre de Noël. Nuit de merde, oui !

– Allons Ludivine, calmez-vous. Vous savez, vous n’êtes pas la seule à passer Noël en solitaire. Moi, par exemple…

Et Simon, mû par on ne sait quel ange ou démon, pour les oreilles d’une désespérée prête à sauter dans le vide, purgea son cœur de tous ses bleus à l’âme que ses erreurs, ses mauvais choix lui avait apporté. Ses deux êtres qu’apparemment tout opposait, communièrent dans la misère affective et le dégoût de leur propre vie.

– Allez, Ludivine, maintenant, venez me rejoindre à l’intérieur, on va trouver une solution.

– Non. J’rentrerai pas ! Toute façon, je peux pas. J’ai trop peur de bouger.

– D’accord, Ludivine. Vous savez quoi ? Je vais passer sur la corniche, et je vais venir vous chercher.

Les journaux du lendemain ne s’accordaient pas sur les faits. Les voisins, témoins du drame, avaient chacun leur version des événements, et les collègues de Jaurès ne le décrivait pas tous de la même manière. Selon qui parlait, il était taciturne, un peu spécial, dépressif, complètement largué et d’autres noms d’oiseaux que les journalistes se refusent généralement à employer dans leurs articles. Quoi qu’il en soit, comment une femme trop seule et un flic tout autant solitaire s’était-ils écrasés, main dans la main, sur le béton d’une cour d’immeuble, un soir de fête et de cadeaux, personne n’était en mesure de l’expliquer.

 

 

 

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