Je me souviens de quand j’étais encore la partie d’un tout qui me dépassait.
Je me souviens de quand la sève nourrissait le tout, depuis les racines jusqu’au faîte, et que je baignais dans son goutte-à-goutte discret et voluptueux.
Je me souviens des oiseaux qui nichaient dans les fourches des branches élevées, suffisamment petites et suffisamment grandes.
Je me souviens de la répétition lancinante des coups du pic-vert et du cri du coucou.
Je me souviens de ces frères majestueux qui se dressaient fièrement vers le ciel, respectant chacun l’espace vital des autres, échangeant leurs pollens à la saison des amours et dispersant leurs fruits mûrs dans le vent qui bruissait alors.
Je me souviens du bruit des hommes et des coups de hache qui ébranlaient le tronc jusqu’à l’âme.
Je me souviens du fracas de la chute, brisant le cœur et la vie tout ensemble.
Je me souviens du tri des troncs et des branches, de l’écartèlement, de la séparation irréversible et silencieuse — pour qui ne peut entendre.
Je me souviens de ma transformation en petite baguette, ajustée et envoyée en mer, non comme la partie noble des flancs du navire, mais comme un ustensile de table.
Je me souviens de cette dernière phrase prononcée en cuisine : « La mer est grosse, on est obligés de mettre les violons ».
Je me souviens que la fureur des éléments a finalement disloqué le vaisseau en mille morceaux épars.
Je me souviens de tout ce qui a coulé, de tout ce qui s’est dispersé, poussé par le vent, la houle, et les courants puissants.
Et me voilà, depuis, qui flotte, insubmersible, pour l’éternité et qui me souviens.
* les violons sont des baguettes installées sur les tables pour tenir les assiettes en cas de mer agitée.