Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Nous avons longtemps Pierre et moi hésité à nous y rendre mais après en avoir débattu et  élaboré notre plan pendant des semaines, notre décision est prise. Aujourd’hui nous nous rendons dans ce quartier excentré de Grenoble où se trouve cette vieille usine. C’est notre projet, notre secret à tous les deux. Frontale en poche, vêtus de jeans et de vieilles chemises, nous voilà devant l’imposant bâtiment ceint de hauts murs et fermé par une  porte à double battants au-dessus de laquelle, sur une plaque de métal on devine, écrit en très gros caractères :                                                                 

                  CHOCOLATIER CEMOI . 1920

L’usine a fermé ses portes en 1973.

De grosses chaînes verrouillent l’entrée et l’imposante bâtisse semble imprenable. Des ronces s’agrippent aux murs décrépis  sur presque tous les côtés sauf celui à  l’arrière. C’est là que nous découvrons une fenêtre au volet arraché à l’abri des regards. Elle est entre ouverte, notre chance. 

Nous nous hissons et d’un bond nous nous retrouvons dans cette cathédrale de métal et de verre. Notre intrusion dans ce monde oublié fait déguerpir une volée d’oiseaux et quelques chats efflanqués surpris dans leur sommeil.

La découverte pour nous fut un choc. Vingt ans que le silence a recouvert ce lieu d’un voile épais.

 Le sol est jonché de bouts de verre, de poussière et de papier. L’immense verrière au-dessus de nos têtes, bien que ternie par ces années d’abandon laisse filtrer une lumière puissante. Dans cette immense salle, sur plusieurs rangées trônent des machines énormes presque effrayantes. Des monstres d’acier dressant leur puissantes mâchoires prêtes à vous dévorer.  Les rouleaux de papiers au-dessus des machines ondulent dans les travées sous le souffle de l’air qui pénètre par les carreaux cassés de la verrière. On dirait des voiles de mariée que le vent chahute. Je me penche sur les roues dentelées en fonte des machines recouvertes de graisse sur laquelle la poussière s’est incrustée. Nos têtes, nos mains, nos jambes se prennent parfois dans les toiles d’araignées tissées entre les pièces des machines.

Une porte porte entre baillée nous attire. Nous l’ouvrons avec difficulté et pénétrons dans la réserve. Là, sont entreposés les rouleaux de papiers de papillotes aux couleurs chamarrées, rose, mauve, violine, certains encore debout contre le mur, d’autres à terre. Les couleurs sont ternies et le papier tellement décomposé que lorsque nous l’effleurons, il tombe en poussière.

Nous remontons l’allée principale sous le regard menaçant des machines. Dans le grand hall, séparé de la salle des machines par un rideau en lanières de plastique transparent, trône la pointeuse. Mon cœur se serre lorsque mes yeux se posent sur les fiches des ouvrières abandonnées sur le support. Je me garde bien d’y toucher, cela les ferait tomber en poussière.

Je retourne dans la grande salle où une odeur discrète du chocolat flotte encore partout. J’inspire profondément et tout à coup, je me revois, là.

J’ai 20 ans.

Je me tiens debout devant une de ces puissantes machines qu’il ne faut pas lâcher des yeux de peur qu’elle ne s’emballe ou que le papier vienne à manquer. Je vois la pâte de chocolat couler dans un long tuyau transparent, j’entends le bruit assourdissant du claquement du chariot de la machine. Les papillotes sont aspirées, le papier découpé et à l’autre extrémité, la machine les recrache parées de leurs couleurs de fête dans de grandes cuves en cuivre. Je me revois placer ma fiche dans la pointeuse, j’entends la sirène stridente signalant la fin de la journée de travail.

Noël approche, il pleut des papillotes.

Tag(s) : #Textes des auteurs
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :