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Enfant, je visitais grand-père Martin une fois par année durant les vacances d’été. Grand-mère Isabelle étant décédée avant que je ne la connaisse, ma relation avec mon aîné était pour moi très importante. Il était le seul lien avec ma famille maternelle, ma mère étant fille unique. Il habitait une maison de campagne où il faisait bon vivre mais ce que je préférais c’était ce bâtiment qu’il appelait son refuge. Situé à quelques deux cents mètres de la maison principale, camouflé par des arbres matures et des arbustes odoriférants et fleuris, l’endroit m’envoûtait. Chaque matin, nous y prenions notre petit déjeuner et grand-père me racontait ses souvenirs. Une grande armoire en bois massif prenait place dans un coin du rez-de-chaussée, elle contenait des photos, des lettres, des journaux, des pots de peinture, des pinceaux, des toiles vierges ou non terminées, des babioles de toutes sortes et d’innombrables cahiers remplis de la main de mon aïeul. Je l’appelais grand-père tendresse tant il était aimant et doux. Sur le mur opposé à l’armoire, une bibliothèque remplie de bouquins dont il était incapable de se départir, d’autres s’empilaient à même le plancher en colonnes disparates. Toutes les pièces du mobilier avaient appartenu à ses parents et malgré qu’ils étaient pour la plupart usées et élimées, il les gardait par amour, par ennui, par nostalgie.  Quelques tableaux d’une autre époque traînassaient dans la pièce, un seul était accroché au mur et représentait une religieuse au visage triste, Sœur Augustine, la sœur de ma grand-mère, entrée en religion pour fuir un père bourru et sévère. Un jour, il m’avait raconté l’histoire familiale de ma grand-mère sans l’enjoliver, il aimait bien la vérité ce grand-père philosophe. Nous passions des heures à revisiter sa vie et celle de sa famille. Rien d’ennuyeux pour la petite fille que j’étais car il avait le don de mettre du piquant dans ses récits. Véridiques ou inventées toutes ces histoires dont il m’a abreuvée? Aucune importance, j’étais à chaque fois fascinée par son aisance à m’entrainer avec lui dans ce passé qui ne m’appartenait pas. J’aimais ses rires, ses mains ridées, ses sourires empreints de nostalgie et même les larmes qui parfois venaient emplir ses beaux yeux bleus intenses.

Des travaux de rénovation étaient toujours en cours et jamais terminés, des outils se trouvaient sur les tables, sur le plancher et se mêlaient aux papiers, aux livres, aux bibelots. Il y régnait un joyeux désordre qui lui plaisait bien. Je devais être drôle à regarder assise sur ces grandes chaises rembourrées, d’une autre époque. Nous montions parfois au deuxième par le grand escalier en bois, là où il y avait une pièce aménagée en chambre à coucher. Il me confia un jour qu’il s’y réfugiait les jours où grand-mère Isabelle lui cherchait noise. Sans le savoir mon grand-père m’apprenait l’indépendance, la liberté, une manière d’être bien, seul avec soi-même. Et pour cela, je l’en remercie.

Je me souviens également des odeurs qui flottaient dans son refuge. Celle du tabac froid, désagréable et piquante, celle de la peinture, celle de la poussière, celle du café et même celle de cette eau de vie qu’il se versait lorsque les souvenirs le conduisaient dans une zone où il préférait ne pas se rendre.

Puis, j’ai grandi et j’ai espacé mes visites, une fois parvenue à ma vie d’universitaire. Mes études, mes amitiés, mes amours naissantes, me tinrent loin de lui. Il mourut quelques semaines après mon 22e anniversaire. J’ai beaucoup pleuré ce départ en me remémorant les moments inoubliables vécus à ses côtés.

Des décennies plus tard, à la mort de mes parents, j’ai hérité de la propriété de grand-père Martin. Mes parents n’avaient jamais cru bon entretenir et rénover l’endroit. J’ai eu un choc lorsque je m’y suis rendue avec mari et enfants. Tout était à l’abandon et délabré. Ébranlée de retrouver cet endroit que j’avais tant apprécié dans cet état, je me suis promis que je ferais revivre la mémoire de mon aïeul et que je m’appliquerais à donner à son refuge le caractère sacré qu’il avait à l’époque où je n’étais qu’une petite fille.

À sa mémoire, j’en ferai mon refuge. Sur un des murs, j’exposerai une photo de cet homme tant aimé pour me rappeler l’importance de l’héritage familial et des souvenirs à jamais gravés en mon cœur.

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