Pour une première, je ne m'attendais pas à une telle aventure. J'avais au préalable regardé des urbexeurs sur Internet. Avec leurs caméras immersives et leurs lampes torche, ces nouveaux explorateurs du coin de la rue bravant barrières, ronces et alarmes pour faire découvrir des lieux oubliés par le temps, les hommes et l'Histoire. Ils me fascinaient par leur courage, leur respect. Cette idée de ne pas toucher, juste entrer, explorer, regarder sans toucher comme pour admirer ce qui a été.
Ce jour-là, donc, une fois habillée de pied en cap (enfin, de doudounes en grosses chaussettes), je m'aventurai dans les fourrés d'une propriété qui m'avait intrigué depuis que j’habitais à R... En dix ans, pas un engin de chantier ni ouvrier n'avait pénétré cette jungle de fougères, de ronces et d'arbustes. Les panneaux « Propriété Privée » et autres avaient subi la pluie et le soleil et avaient passé de couleur. Les barrières avaient été défoncées par quelques squatteurs et offraient un passage de choix pour une débutante comme moi.
L'après-midi commençait.
Après m'être débattue avec les ronces, qui me griffait les bras et me retenait par les vêtements, j'arrivais enfin devant la maison. Elle se dressait fière et majestueuse comme un défi au temps et à l'oubli. Les ronces et le lierre avaient pris d'assaut les murs, les encadrements de fenêtre et le chambranle des portes. La porte d'entrée était ouverte aux quatre vents, dégondée et de toute façon rongée par l'humidité et les xylophages.
Je pénétrai dans le hall.
Au sol, on pouvait apercevoir les vestiges d'un carrelage blanc et noir, typique des maisons bourgeoises ou des manoirs. Des planches en bois étaient au sol tout comme des canettes de bières, restes misérables de fêtes et de squatteurs. Un escalier aux marches peut-être un peu branlantes menait à des étages. Un silence de cathédrale régnait ce jour-là. A ma main gauche, une pièce ressemblant à un salon, si on omettait un bric à brac de feuilles mortes, de meubles détruits parfumés à l'urine. A main droite, une salle avec une table défoncée, des chaises bancales et des restes de charpente.
Je choisis de pénétrer d'abord dans ce qui restait du salon. Les murs décrépits avaient dûs être beaux, mais maintenant semblait être lépreux et attendait de tomber. Le plafond était le royaume des araignées qui fuyait devant la lumière de ma torche. Les ronces passaient au travers des cadres de fenêtres depuis longtemps sans vitres, brisées au sol sous la pression de la pousse des plantes grimpantes. Des vandales avaient dû se lâcher car aucun des meubles n'était intact. Les fauteuils Voltaire laissaient voir leurs paillages, le divan, son rembourrage au travers de son velours défraîchi et usé jusqu'à la corde. Les pieds avaient été sciés, rongés ou cassés je ne sais comment. Le parquet qui avait été marqueté s'était éclairci, devenu inégal et craquant sous les pas. Certaines fenêtres étaient obstruées par les feuillages mais laissaient entrapercevoir les restes d'un jardin aux murets lézardés et aux statues couvertes de mousse et de lichen.
Je sortais de la pièce en silence en fulminant contre le temps et les vandales.
Comment peut-on détruire ces meubles qui avaient déjà subi les assauts du temps, des intempéries ? Je traversais le hall pour voir la pièce avec la table défoncée.
Là, la fenêtre offrait dans la lumière de cet après-midi d'automne la vision d'un mur aux taches plus claires, témoignant de la présence de tableaux. Les autres murs présentaient une peinture écaillée d'un ton vert profond. Un fil électrique pendait nu au plafond. La table défoncée gardait les derniers débris d'une vaisselle jaunie par la poussière et le temps. Ce spectacle était sans doute dû à la chute d'une poutre qui me barrait le passage à l'office, que je supposais être dans un piteux état. Je me suis promis de faire le tour et de vérifier mais je n'ai jamais eu le temps de le faire car cela semblait trop dangereux.
Dans le hall, j'allais poursuivre l'exploration du rez-de-chaussée quand mon instinct -ou autre chose- m'incita à monter l'escalier. Par prudence, je m'arrêtai pas après pas en priant pour que la marche et l'escalier ne cède pas sous mon poids. Mais, mis à part le vent et quelques craquement, rien. Je slalome pour arriver au dernier étage. Pourquoi directement au dernier étage ? Je l'ignore encore aujourd'hui. Une fois sur le palier, je pénétrai dans une haute pièce sous les combles. La peinture verte anis sur les murs avait bon gré mal gré résisté au temps et à la lumière contrairement au crépis blanc. Face à moi, une grande fenêtre occupait la moitié du mur et offrait une belle vision de la campagne, dispensant une lumière naturelle dans la pièce. L'autre source de lumière venait d'une verrière sur le toit.
Une vieille armoire normande ouvragée, un buste d'homme. Sur un chevalet, un tableau représentait une marquise en tenue du XVIIIème siècle qui me regardait d'un air interrogateur. Sur le mur de droite, une vieille femme ressemblant à une nonne, elle, semblait m'accueillir. Un petit escalier menant à une mezzanine était rempli de bric à brac telles que des vieilles lampes, des jouets blanchis et cassés.
Des tableaux étaient à terre ou sur le mur au-dessus d'un canapé défoncé. Des sièges Grand Siècle tête bêche attendaient un sauvetage ou qu'on les libère de cet outrage. Une table ronde remplie de livres et de divers bibelots semblait attendre que quelqu'un s'assoie ou qu'on la range.
Près de la baie vitrée, une grande table qui devait servir d'établi gardait une pile de guenilles ou de chiffons.
J'entrai à pas prudent pour écouter les bruits de cette maison. Une odeur de térébenthine, de vieux bois, d'humidité et de rang fermé me sauta au nez. Je m'approchai de la table ronde et je me posais des questions : Qui avait vécu là ? Pourquoi avait-il abandonné cette grande maison en laissant tous ces objets ? Quelle pouvait être son histoire ? Abandon de maison ? Héritage difficile ?
J'en étais là de mes interrogations, quand ma main s'arrêta sur un cahier fait de feuillets attachés ensemble par une ficelle. Les pages avaient été jaunies par le soleil. L'encre était presque effacée sur la couverture. Je le saisis et l'ouvris. A l'intérieur, une écriture faite à la plume Sergent Major de cette écriture tout en plein et déliés. Les premiers mots disaient :
« Journal d'une Peintre
R... le 2 juillet 189... »
Une peintre dans cette ville en pleine campagne ? Impossible. Pourtant, c'était ce qui était inscrit. Je m'assis sur la chaise près de la table afin de poursuivre ma lecture avec la lumière du jour. Et à la lecture du journal, je sus que je tenais là un trésor. C'était le journal d'une certaine Artémisia F... qui avait été muse de Courbet, amis des Impressionnistes, et, plus tard, grande fêtarde dont les soirées étaient connues de toute la région.
De famille noble, elle avait eu cette maison par ses parents. Ces derniers, n'approuvant pas son choix de vie, voulait néanmoins qu'elle vive décemment et dans de bonnes conditions.
Le journal s'arrêtait d'un coup sans explications. Cela ajouta des questions à mes interrogations. Je regardais autour de moi et je fermais les yeux.
J'imaginais Artémisia assise devant le chevalet à peindre une nature morte, pendant qu'un sculpteur dans un coin taillait un bloc de pierre. La mezzanine offrait un lit d'appoint pour qu'elle puisse se reposer le matin. Et la table qu'on débarrassait pour les repas pris sur le pouce.
En ouvrant les yeux, le charme était rompu. Seul le silence et le soir qui tombait me fit signe qu'il était temps de partir. De quoi avait-elle vécu après l'écriture du journal ? Comment était-elle morte ? Seule ? Jeune ou vieille ? Dans son lit ou en peignant ?
Comme je respectais la philosophie de l'urbex, je reposais le cahier et me levais. Je rangeai la chaise sous la table et sortis comme j'étais entrée.
Je passai un rapide coup d’œil dans les dernières pièces pour constater que c'était trop hasardeux et dangereux d'y pénétrer. En silence, je descendis les marches et, avant de quitter les lieux, je regardais une dernière fois cette imposante bâtisse. Elle garderait son mystère.
Quelque temps plus tard, sans qu'on sache pourquoi, une nuit, dans un fracas de bois et de verre, tout s'écroula.
Une poutre maîtresse ou un mur porteur avait dû céder, selon le journal local. Etrange, me disais-je, comme si la maison avait voulu garder à jamais son histoire. Je n'ai trouvé aucune information sur Artémisia, ni à la mairie, ni aux archives. Avais-je rêvé ? Le cahier était réel pourtant. Je pouvais encore sentir l'odeur de la poussière sur ses pages et la délicatesse de l'écriture.
L'atelier.... Les tableaux....
Un an plus tard, les bulldozers finirent le travail de destruction et il n'en resta pas pierre sur pierre.
Pourtant, il restera dans ma tête comme un goût d'inachevé.
J'ai continué l'Urbex mais jamais je n'ai retrouvé cette ambiance et cette âme qui m'avaient intrigué et touché. Cette exploration m'a occupé l'esprit toute une année. J'espère que en écrivant ce qui s'est passé, je me libérerai de ce poids