Toujours en quête du meilleur des mondes possible, Candide se dirigea vers une nouvelle terre promise, un pays fabuleux dont on disait moult merveilles : le royaume des mille et une fleurs. L’air que l’on y respirait était, disait-on, imprégné d’arômes délicieux de rose, de lavande, de verveine et de réséda, de mélisse et de mimosas. C’était là, d’après l’oracle d’un vieux sage, qu’il entrerait en possession d’un parchemin magique qui lui ouvrirait les portes d’un monde merveilleux.
Voilà donc notre héros en route vers le royaume des mille et une fleurs. Arrivé en haut du col de la Faye, seule route donnant passage vers la ville principale du royaume, Candide fut arrêté par une barrière ; à gauche, une cabane, portant écrit sur son bandeau, en lettres dorées, le beau titre de « Source parfumée » ; plusieurs amphores de verre coloré miroitaient, faisant des reflets du plus bel effet. Encadrant Candide, de part et d’autre de la route, d’immenses panneaux impératifs :
« Faites la pause : respirez ! »
« Respirer, c’est la santé ! »
« Prenez le temps de respirer ! »
« Le temps, c’est de l’argent ! »
Et, au milieu de la barrière : « Halte obligatoire ! »
Soudain un petit homme entièrement vêtu de bouquets de fleurs multicolores jaillit tel un beau diable de la cabane et se planta au milieu de la route, brandissant un papier portant, en grosses lettrines fleuries :
« Tarifs
La bolée : 5 centimes
Forfait journalier : 15 euros »
Comme Candide s’inquiétait de ce qu’il lui fallait payer, le petit homme se récria :
« Mais l’air, bien sûr ! Notre air, unique, fleurant bon les mille et une fleurs du royaume ! Nos distillateurs s’activent jour et nuit, libérant dans l’air mille et un arôme voluptueux qui s’échappent des cuves et des alambics. Considérez le prix d’un simple flacon d’élixir parfumé : vous ne voudriez pas respirer gratis ! »
Candide tout confus convint qu’il avait raison. Il s’acquitta du forfait, respira une grande bolée de mimosas et repartit d’un bon pas vers la ville.
Au bout d’une heure de marche il fut surpris d’apercevoir, sur une éminence rocheuse, une forteresse gigantesque, percée en son sommet de minuscules meurtrières munies chacune de trois solides barreaux de fer, ceinte de hautes murailles couronnées de fil de fer barbelé et de gros projecteurs. De chaque côté deux miradors semblaient monter la garde. « Quel magnifique château ! » s’exclama Candide, « ce doit être la demeure d’un haut et puissant seigneur. Peut-être peut-on la visiter ? »
Au pied de la forteresse la route bifurquait, coupant à vif une falaise de pierre entièrement tapissée d’une énorme affiche, sur laquelle Indiana Jones sautait, de liane en liane, dans une forêt très amazonienne :
« Parc aventure
Osez la liberté »
Promettait l’affiche. « 12 euros pour les adultes, demi-tarif pour les enfants de moins de 10 ans »
Juste au-dessous, à hauteur d’automobiliste, un panneau fléché indiquait, en direction de la forteresse :
« Maison d’arrêt de Grasse »
« Quel merveilleux pays ! » S’exclama Candide, « on ne m’avait pas menti ! Les seigneurs du lieu ont trouvé le moyen de joindre l’utile à l’agréable : pour les voyageurs, escalade de murs sans crampons, acrobranche dans les barbelés, lancers de lianes dans les meurtrières ; cela couvre les frais de la prison, divertit les prisonniers et, vice versa, permet le renouvellement de la population carcérale. Un fort Boyard sans la mer ! Quelle merveille ! »
Il se serait bien aventuré dans ce parc boyardesque, mais une mission plus importante l’attendait. Il reprit donc sa route et une grande bolée de réséda…
Enfin il y était ! La ville s’étendait à ses pieds, toute en pente et en tortueux lacets, depuis l’esplanade d’où il la contemplait, vaste et ouverte à tous les vents et pluies : la gare routière.
« Défense de stationner en-dehors des cases »,
Proclamaient une dizaine de panneaux répartis aux quatre coins de l’esplanade. De fait, de grands rectangles délimitaient à la peinture blanche l’emplacement des bus, chacun désigné par un numéro : 500, 600, 230… Sur les trottoirs d’autres rectangles étaient assignés aux usagers, destinés à l’attente des bus. Il faisait, ce jour-là, grande pluie, et grand vent, interdisant l’usage de parapluies immédiatement retournés comme des marguerites. Avisant deux voyageurs trempés et ventés, Candide leur demanda : « vous ne vous mettez pas à l’abri ? » Et ce disant il montrait une grande salle vitrée, vide, qui jouxtait les rectangles busiens. « Ce n’est pas possible : regardez vous-même », lui répondit-on. En effet, sur la porte vitrée du local il put lire :
« Il est interdit d’attendre.
Salle réservée au passage des touristes de passage.
Durée autorisée : 5 minutes.
Mettez une pièce d’un euro pour entrer. »
La porte ainsi ouverte donnait sur un labyrinthe intérieur que l’usager mettrait cinq minutes à parcourir, jusqu’à la sortie, par un sas voisin.
« Mais alors, comment faites-vous pour vous protéger des intempéries, en attendant le bus ?
- Nous ne nous protégeons pas. Mais il reste toujours la Farandole…
-La Farandole ?
-Oui, c’est une navette, ainsi nommée parce qu’elle tourne en rond, comme un écureuil dans sa cage, et fait le tour de la ville tous les quarts d’heure. Recta. Si vous ne voulez pas labyrinther dans la non-salle d’attente où il est interdit d’attendre, vous pouvez toujours farandoler une ou deux fois. L’astuce est de faire coïncider l’arrivée de la Farandole à la gare routière et le départ de votre bus de la gare routière. »
« C’est astucieux », se dit Candide. « Je n’y avais pas songé. »
« Faites excuse », demanda derechef Candide, toujours aussi curieux : « mais pourquoi votre « Farandole » fait-elle ainsi sans cesse le même tour de ville ? Le conducteur doit avoir le tournis à force de tourner en rond comme un écureuil dans sa cage !
« C’est que », lui répondit-on, « cette ville est ainsi faite, pentue et sur urbanisée, qu’une seule route, étroite, unique, et à sens unique, peut la parcourir de haut en bas et de bas en haut. Il vous faut donc la suivre, où que vous alliez, descendre pour remonter ou remonter pour descendre. D’ailleurs, regardez »
Et il montrait la route que suivrait le bus, indûment nommée « rue droite », et parée d’un énorme panneau rouge-violet :
« Rue unique
A sens unique
Giratoire et obligatoire
Suivez-la sans faire d’histoires
Il est rigoureusement interdit de rebrousser chemin
Faites pas le malin ! »
Candide en profita pour demander son chemin à l’obligeant mentor : pour parvenir au lycée Amiral de Grasse il lui faudrait descendre –puis descendre, avant que la Farandole ne remonte, arrêt « casernes ».
Rompez !
Juste à ce moment la Farandole arriva, pimpante et guillerette dans sa carrosserie fleurie. Candide y monta aussitôt. La navette, bientôt bondée d’hommes en tchador et de vieilles en tongs, le déposa arrêt « casernes », rond-point des Chasseurs A pin : deux lettres manquaient à l’écriteau, sans doute effacées par quelque malicieux galopin, ou galopine. Là était le but de sa quête : le vaisseau Amiral de Grasse, ancré comme un lycée dans la partie basse de la ville, la proue tournée vers la baie de Cannes en contrebas.
L’immense bâtiment, très napoléonien, battait fièrement oriflamme tricolore. « Enfin m’y voici », songea Candide avec émotion. » Me voici arrivé au bout de ma quête : à moi le parchemin magique ! »
Mais il lui faudrait auparavant subir avec succès quelques épreuves redoutables : tel un preux chevalier, cartable porté haut, Candide entra dans le saint des saints. Il y retrouva, placardé sur le mur d’entrée, le panneau familier : « Stationnement interdit en-dehors des cases ». Décidément ces gens sont bien casaniers ! » s’exclama Candide. » Ils mettent des cases partout et veulent y caser l’humanité entière ! »
Le couloir d’entrée s’ouvrait en T sur un long péristyle qui encadrait une grande cour carrée marquée, comme l’était la gare, de grandes cases à la peinture blanche. Trois panonceaux annonçaient, l’un à gauche : « Cases impaires », l’autre, à droite, « Cases paires ». Sur la porte médiane un panonceau similaire s’accompagnait d’une affichette menaçante :
« Case des professeurs
Case rigoureusement interdite aux visiteurs »
Sans se laisser intimider Candide risqua un coup d’œil par la porte restée entrouverte : trois des quatre murs de la salle étaient occupés par de grands casiers, de la taille d’une niche, où était rivée une courte chaîne au bout de laquelle était attaché un humain. Chaque niche portait un numéro et un nom : la niche 9, par exemple, appartenait à un certain Phil Lossov, tandis qu’à la niche 7 était attaché un certain Al Fabeth. D’autres noms encore, d’autres numéros, d’autres humains enchaînés, que Candide remit à plus tard d’identifier. La quatrième paroi, munie de deux fenêtres grillagées, était encombrée d’une énorme machine à débiter du papier, dont certains humains, moins enchaînés que d’autres, se saisissaient avidement. « Leur nourriture, sans doute », pensa Candide : « Ce sont des espèces papyrophages. » Sur le tableau de liège fixé au mur une affichette vert pomme, signée SPPEPSRUP (1) proclamait :
« Halte au massacre des profs ! »
« Ces humains sont donc chassés ? Ceci est bien curieux ! » pensa Candide.
Et il poursuivit son exploration. Un escalier tortueux s’enfonçait dans les entrailles de la vieille bâtisse comme un intestin monstrueux. Candide s’engloutit dans les ténèbres iléales. En bas, tout au fond, ventrue comme une panse, vaguement éclairée d’une lumière chiche, une immense fosse en hémicycle parcourue de travées annelées autour d’une étroite tribune. « Quelle étrange fosse ! » Sceptique, Candide s’interrogeait : « A quoi donc sert-elle ? Est-ce un cirque romain ? Une fosse aux lions ? » De lions, point. Des martyrs, peut-être… Quelques hébétés, sur les travées, stagnaient.
Sur la tribune un homuncule raide et maigre tout vêtu de vert verveine s’évertuait vainement à les haranguer, à grands coups de tableaux hiéroglyphiques, de flèches menaçantes dardées vers des sigles symboliques, dans un mystérieux langage adminijargonrabiesque. Las ! Son vertueux verbiage était soporifique : tous dormaient, pris de somnolent vertige, comme piqués par la mouche tsétsé, pris de ver-tueuse hébétude.
« C’est les profs », lui souffla un élève dans la pénombre. « C’est leur prérentrée. »
-Quand sont-ils présortis ?
-Oh, ils ne sortent jamais vraiment. En fait, ils n’ont jamais quitté le lycée ; ils ont juste changé de camp. On ne les sort pas : on les tient occupés. »
-Et ils comprennent cet adminijargonrabia ?
-Oh non ! Ils font semblant : présents-absents, auditeurs-inaudibles-et- inauditants, ce sont des faux-semblants… »
« Les pauvres gens ! » s’apitoyait Candide.
Soudain une sonnerie stridente retentit, libérant un flot de jeunes visiteurs qui vinrent en groupes se répartir devant chaque case numérotée, paire ou impaire. Candide se joignit à l’un d’eux, attendant ce qui allait se passer. Il était devant la porte de la case 4 :
« M Théo Raime
Homo mathematicus
Spécimen très rare »
annonçait l’affichette sous le numéro. La porte enfin s’ouvrit : la salle se composait d’une trentaine de chaises devant autant de tables, qu’une paroi de verre séparait de la partie occupée par M Théo Raime : sur une estrade, face à un grand tableau noir, un petit homme maigre à barbichette rousse gesticulait, couvrant le tableau de hiéroglyphes bizarres. « Quel langage étrange ! » s’exclama Candide. « Je n’y comprends rien ! » « C’est normal », lui dit son voisin, « c’est des maths ! »
« Et que faut-il donc faire ? », lui demanda Candide. « Ce que l’on veut », lui répondit-on. « En principe nous sommes censés écouter et prendre des notes, mais on peut aussi twitter, selfier, facebooker, tabletter, ipoder, papoter… Ce ne sont pas les occupations qui manquent ! D’ailleurs ceux qui écoutent sont rares : on les nomme « fayots » et on ne les fréquente guère. »
Bientôt la sonnerie retentit à nouveau, provoquant un nouveau mouvement de foule à grand bruit de chaises musicales, chacun gagnant une autre case : cette fois ce fut la case 8 :
Melle Lavinia Leocadia
Rarissimum latinum specimen
Espèce en voie d’extinction »
Sur le mur une affichette vert pomme avait été rajoutée :
« Les profs sont nos amis :
Merci de les respecter »
La demoiselle Leocadia parlait un étrange charabia, en us et en a, et semblait s’adresser avec obstination à une certaine Rosa : « Rosa,Rosa, Rosam, Rosae, Rosae, Rosa… ».
« Quelle est donc cette Rosa qu’elle interpelle ainsi ?
-Tu n’y es pas… Elle décline !
-ça pour décliner, elle décline, la vieille… », rajouta un troisième comparse.
A ce rythme ponctué de sonneries Candide fit le tour des cases péristyliennes et des spécimens humains : Véronique Tournesol, case 6, botanica virgo ecolo, Georges Storia, HGus cendré, case 10, case 5 ce fut Kurt Aschtung, teutonicum specimen, « très dangereux » . L’affichette mentionnait également :
« Ne jetez pas de boulettes de papier au professeur, il a déjà mangé »
La case centrale au milieu de la cour fut elle aussi occupée par un certain A. Léhop, qui gesticulait et faisait des pompes.
Au bout de quelques tours Candide s’inquiéta cependant du but de sa visite : le parchemin magique. Comment l’obtenir ?
« Oh ce n’est pas difficile », le renseigna l’un de ses camarades ; « il suffit d’avoir de bonnes notes…
-Et comment avoir de bonnes notes ? », insista Candide.
-Il faut insérer sa copie dans la machine à corriger…
-La copie ? Quelle copie ?
-Décidément tu es nouveau, toi ! Tu es candide !
-Oui, c’est mon nom : pourquoi ?
-Oh, pour rien… Bon, la copie, tu vas la chercher à la case CDI, à l’étage, où une machine appelée Internet te l’imprimera en fonction du sujet proposé. Ensuite, tu vas jusqu’au distributeur, là, près du péristyle… »
Une énorme machine trônait là, en effet, rouge vif, semblable à un distributeur de coca-cola. Une fente pour insérer la copie ; plusieurs boutons :
Note 20 : 5 euros
Note 15 ; 3 euros
Note 10 : 1 euro
A la place du traditionnel bouton « avec/sans sucre », Candide vit marqué « avec/sans appréciation ».
« On insère la copie dans une fente, la monnaie dans l’autre, on sélectionne, et voilà ! C’est simple ! » C’était simple, en effet. A côté, une poubelle surmontée d’un écriteau :
« Lycée propre
Ne jetez pas vos copies usagées par terre :
Cette poubelle est prévue à cet effet. »
Après avoir laissé ses derniers euros dans la machine et obtenu machinalement nombre de 20, Candide fut machinalement déclaré candidat lauréat du baccalauréat, et obtint enfin le miraculeux parchemin attestant qu’il avait « suivi avec succès tous les cours, et atteint le mérite requis pour avoir l’honneur et l’avantage d’entrer dans le monde merveilleux du Travail ».
« Un nouveau monde merveilleux ! Quelle merveille ! Quel merveilleux monde que ce meilleur des mondes possible ! »
Restait maintenant à quitter au plus vite le merveilleux royaume des mille et une fleurs, car il avait épuisé et sa bourse et son forfait de respiration : il huma donc une dernière bolée de lavande et repartit vers de nouvelles aventures vers de nouveaux mondes merveilleux… :
1 SPPPSRUP : Société Protectrice des Professeurs en Péril, Société Reconnue d’Utilité Publique (note de l’auteur)