C’était enfin le temps heureux des vacances. Tout s’annonçait bien, la météo était au beau pour la quinzaine à venir, un beau tranquille, sans excès, sans canicule. Juste beau et chaud comme il sied à l’été d’être. Même en Bretagne puisque telle était la destination soigneusement choisie cette année.
La mer, la plage de sable, les rochers qui l’encadrent et l’horizon lointain et arrondi légèrement par la courbure de la Terre. Les crêpes au blé noir. Tout un programme.
La location se trouvait dans un centre de vacances, le confort, suffisant, était a priori garanti. Le confort et la tranquillité.
J’étais naturellement fatigué par le voyage qui sans être trop long reste toujours quelque peu abrutissant, entre les bagages à charger puis à décharger, les 500 km d’ennui sur une autoroute à la circulation relativement dense, la légère anxiété d’arriver dans un nouveau lieu.
Passés par l’accueil nous avons rapidement trouvé la petite maison qui serait la nôtre pour les deux semaines à venir.
Rien ne pouvait tempérer l’excitation des enfants occupés quant à eux à la seule idée et anticipation d’un premier bain dans la piscine à peine arrivés. La priorité était donc devenue de retrouver dans les sacs et valises, entassés dans l’entrée, les indispensables maillots de bains et serviettes.
Ensuite il a fallu prendre « possession » de ce nouveau lieu : répartir les chambres, explorer les placards et les remplir, faire l’inventaire des assiettes, couverts, etc. Faire les lits des uns et des autres. Courir faire les courses les plus urgentes dans la superette la plus proche, située heureusement dans l’enceinte du centre.
Et finalement, tous les devoirs accomplis, s’assoir dans un fauteuil avec un café en poudre.
Le lieu lui-même nous ne l’avions que traversé rapidement, chargés et pressés de nous installer. Nous avions bien apprécié la facilité d’accès, et, de la maison, d’avoir une vue dégagée sur un grand espace de verdure qui en fait correspondait au terrain de golf mitoyen du village de vacances.
La nuit venue dans cette agitation domestique, nous avons rapidement plongé dans un sommeil réparateur et préparatoire aux découvertes et activités prévues pour le lendemain.
Le matin venu, réveillés et l’esprit plus clair, une fois pris le petit déjeuné sur la terrasse, nous avons découvert le monde dans lequel nous avions pénétré.
A peine sorti de la maison, nous avons croisé une petite voiture électrique dont les passagers semblaient être du personnel du centre et qui nous a salué. Nous les avons salués en retour et avons commencé à déambuler sur le petit chemin goudronné qui sinuait agréablement entre les maisons et les mini quartiers, les petites places centrées sur un réverbère, des espaces de pelouse, des panneaux indicateurs orientant vers l’accueil, les piscines, les différents « quartiers », la plage, le golf, etc.
Tout allait bien. Des vélos sur lesquels avançaient fièrement des adultes portant des baguettes de pains frais ou des croissants odoriférants, nous croisaient, ou nous dépassaient régulièrement et sans heurts.
D’autres voiturettes circulaient en tous sens sur ce labyrinthe. Et toujours nous nous saluions les uns et les autres.
C’est au bout des quelques dizaines de minutes de cette sympathique promenade, que le choc est arrivé. Sous la forme d’une réminiscence, d’un sentiment prégnant de déjà vécu. Un sentiment ébranlant, déstabilisant, conduisant rapidement au bord de la folie. Étrangeté et reconnaissance se combinaient, se percutaient, se repoussaient dans un combat que je ne maitrisais évidemment pas.
C’est alors qu’une petite voiture est à nouveau passée avec deux femmes tout habillées de blanc. A leur bonjour, j’ai cette fois répondu, automatiquement, un « bonjour chez vous » ferme, venu d’ailleurs.
J’ai moi-même été étonné, malgré tout, de ce surgissement automatique et décidé, à ce moment de trouble profond et involontaire.
Un éclair de lucidité est venu me saisir. J’ai compris, vu, réalisé, dans quel monde je me trouvais, de quels mondes superposés — ou pas — il s’agissait ici.
Cet univers, charmant, lisse, policé, propre, aimable, sympathique, organisé, où des courbes douces remplaçaient les lignes droites et les angles, cet univers de joie et de bonheur, de sourires et de politesse, n’était autre que celui du « Prisonnier ». « Bonjour chez vous » était le signal de reconnaissance, le code de soumission à cette assignation au bonheur propre.
Cette révélation m’a, d’une certaine manière, réveillé, extrait de la torpeur envahissante et sournoise du bonheur sur mesure.
Après cela, les vacances ont pu continuer, nécessité oblige.
Pour exorciser tout risque d’envahissement, j’ai continué, volontairement, consciemment, à saluer les voitures d’un « bonjour chez vous » affirmé et rieur.
Mais je dois avouer que sur la plage attenante au centre, au village, je regardais régulièrement vers la pleine mer, à la recherche, ironique mais aussi inquiète, du surgissement de ces grosses boules blanches qui démarqueraient les limites autorisées. Mais je n’ai vu que les bouées jaunes traditionnelles. Il est vrai aussi que je n’ai vu personne s’aventurer au-delà de la limite marquée par ces bouées jaunes.
Et, je dois aussi dire, hasard peut-être signifiant, que le numéro de notre maisonnette était le « numéro six ».