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Pendant sept ans, l’homme, alors enfant, avait arpenté deux fois par jour, aller-retour, l’interminable trottoir de la rue d’Ulm. Dès la première dissertation de la classe de sixième, la question fut posée de ce qui se passait sur le chemin de l’école. Pour lui, il ne se passait rien, et il ne trouva rien d’autre à décrire que la succession de ces sept cents et quelques pas qui lui permettaient de relier les deux extrémités, la maison et le lycée. Dissertation sans charmes et chemin sans issue, sans alternative à la répétition qui s’était mise en place.

Beaucoup plus tard, un autre chemin le menait chaque jour de sa maison à son bureau. Et chaque jour, aller et retour, ses pas se remettaient dans ceux de la veille – répétition, ennui ou méditation.

Rue d’Ulm, rien ne venait troubler ce ressenti d’ennui, et le professeur de français, homme écrasant, peu enclin à la compassion ou à l’indulgence, avait attribué́ une note médiocre à cette défense un peu obsessionnelle face à l’absence de stimulation extérieure. En me livrant cette histoire, l’homme a soudain réalisé que le commentaire écrit en haut de sa copie – « Vous n’avez qu’à changer de chemin ! » – pouvait avoir un autre sens que la simple malveillance si douloureusement perçue à l’époque. Il était alors, en effet, impensable qu’il puisse y avoir pour lui, même en imagination, une autre voie que celle qui reste à l’ombre écrasante du Panthéon de la France reconnaissante envers ses grands hommes. Notre chemin de vie a parfois à voir avec une déambulation répétitive, et a l’allure de l’ennui, à l’ombre d’un idéal.

Mais revenons-en à ces pas qui, en ce mois de septembre, menaient notre homme sur le boulevard Raspail. À l’occasion de travaux à la Fondation Cartier pour l’Art contemporain, autre Panthéon, un être anonyme avait installé́ son campement sommaire à l’abri des passants dans un petit no man’s land délimité par des palissades blanche et verte. En fait, pendant des mois, et bien après que les palissades ont été retirées, rendant le trottoir à la circulation, l’autre, l’anonyme, est resté là. Chaque fois que notre homme passait, l’autre était là, dormant sur un carton puis sur une palette en bois récupérée ici ou là, protégé par rien, puis par des couvertures de survie, des couvertures de laine et des bâches, et cela qu’il pleuve, que le soleil brille ou même qu’il neige. Posté trente pas environ en amont du mur de verre de la Fondation qui laisse voir son jardin – aux mauvaises herbes esthétiquement cultivées – et les quelques arbres témoins d’une vie antérieure, l’anonyme ne faisait rien, ne se montrait pas, ne bougeait pas sauf parfois pour se gratter si violemment sous sa bâche qu’il semblait secoué de sanglots incoercibles.

Cette situation, presque banale dans le Paris de ce début du XXIe siècle, allait prendre pour notre homme le caractère d’une sorte d’ironie diabolique et provoquait en lui un sentiment obsédant qui le laissait sans paroles, sans actes et sans repos. En effet, quelques semaines plus tard, un géant barbu de 7 mètres de haut est venu s’exposer totalement nu, assis sur une chaise, cramponné même à sa chaise, dans le grand bocal de verre de la Fondation. Irrésistiblement, ce géant attirait le regard de notre homme à chacun de ses passages, le détournant de la fascination impuissante provoquée par la masse informe de l’autre sous sa bâche, à quelques mètres de là.

Parfois, une longue file d’attente serpentait sur le trottoir pour aller voir, en payant, le géant dans son bocal – foule joyeuse, apparemment indifférente à l’être anonyme qui ne demandait jamais rien. Face à cette sorte d’immense provocation silencieuse – comble de l’absurdité, évidence aveugle ou triste banalité –, il devenait nécessaire à notre homme de faire quelque chose pour se sortir de cette passivité qu’il vivait d’une manière de plus en plus obsédante. Faire quelque chose qui redonnerait un peu de sens à tout ça, mais quoi ? Rien de ce qu’il pouvait savoir, voir ou supposer de cet homme ne lui permettait d’aller le visiter, le déranger sous sa bâche. C’est une réponse tout à fait paradoxale qui s’est un jour imposée à lui. Pour la première fois en cinq ans de déambulation, il se décida à entrer dans la Fondation et alla voir l’exposition. Il s’est trouvé́ confronté, de près, au géant siliconé, presque vivant dans son immobilité autistique. Le visage, mi-christique, mi-psychotique, et la stature écrasante du géant l’ont rendu si mal à l’aise que son sang se serait gelé s’il n’avait eu si chaud dans le bocal de verre, vide par ailleurs. Dans une autre pièce, une femme de silicone sous son immense couette de plumes, peut-être en attente de la venue de l’homme, exhalait sa profonde mélancolie. Quant à l’hyperréalisme des petits personnages, il menaçait de le plonger dans une sidération médusée qu’il hésitait à rapprocher de celle de Pompéi ou d’Hiroshima. Notre homme sortit de là, à la fois mécontent et soulagé. L’autre, l’anonyme, était toujours dehors, dans le froid, sous sa couverture de survie, personne ne payant pour le voir dans son immobilité, expression d’on ne sait quel cri silencieux, quelle psychose ou quelle mélancolie. Notre homme en était à se demander qui, du géant de silicone ou de l’être anonyme, faisait le plus de notre monde un vaste hôpital.

Mais voilà que soudain, quelque temps après, un soir, l’être anonyme et couché s’était redressé. Il avait abandonné́ sa barbe de Judée, et était assis sur ses planches. Dans la main gauche, il tenait un livre qu’il lisait à la lumière des réverbères, et devant lui, sur le trottoir, était posé un échiquier, avec ses pièces noires et blanches. Le voilà, d’anonyme léthargique, devenu joueur d’échecs en train, immobile, d’étudier une partie de maîtres avec une concentration pleine de vie. Deux jours de suite, l’homme a vu le joueur d’échecs tout à son ouvrage.

Le troisième jour, notre homme, décidé par ce miracle à aborder enfin l’être anonyme ressuscité, n’a pu que se rendre à l’évidence : il n’y avait plus personne. Plus de joueur d’échecs, plus même la moindre trace que quelqu’un a été là un jour : ni palette de bois, ni carton, ni couverture, rien. Rien que le trottoir nu rendu à son usage : passer. Fin de l’histoire, fin de la survivance, début de la vie.

Dans la vie, tout semble aller mieux puis brutalement, le jour suivant, tout semble s’effondrer. Ou bien, au contraire, plus rien n’a de sens et un matin, on ne sait pourquoi, on se réveille à 5 heures, et le lever du soleil sur les toits de Paris – la veille encore sale et malodorant – rend sa beauté et sa vitalité au monde.

Accepter de déambuler, accepter d’être perdu, accepter l’immobilité, accepter le silence est parfois le lot de chacun. Il faut longtemps pour entendre, pour comprendre et pour accepter que l’on puisse changer de chemin. À l’ombre des grands hommes et des temples qui leur sont consacrés, la vie peut naître, indifférente enfin à un ordre qui n’est pas le sien.

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