Aujourd’hui, la descente au jardin est le trajet le plus fréquent. Sauf en morne saison où Dame nature n’évolue guère d’un jour à l’autre, il y a toujours quelque chose de nouveau sous le soleil : éclosion des fleurs de lys, nouvelles roses, pivoines qui s’étiolent, fraises et tomates rouges de plaisir, artichauts attendant d’être effeuillés ...
Il y eut trente années durant un itinéraire parcouru du lundi au samedi de façon immuable. C’était le temps de l’homme de lettres, enfin porteur de messages en tous genres comme il convient à tout facteur qui se respecte. Immuable, pas exactement quand il y avait changement de tournée ou modification générale décidée par Dame la Poste. Cependant, en ce 20ème siècle, on pouvait prendre ses habitudes ou ses aises, par exemple, s’accorder des arrêts où on pouvait discuter de ceci ou de cela, tout en sifflant un petit apéro, usant de ces agréables pratiques avec modération, cela va de soi ... En guise de moyens de locomotion, au gré des changements, il y eut les tournées piéton, cycliste, cyclomotoriste,
automobiliste. Le Cyclo, le plus usité était fort agréable d’avril à septembre et pénible l’hiver, voire dangereux. Suite à un « cul par-dessus tête » je bénéficiais d’un repos de trois mois, le temps que le bras cassé soit consolidé ...
Mais auparavant, il y eut le chemin de l’école, ou plus exactement les chemins, le dernier qui me conduisit au vénérable CEP, emprunté deux années seulement, me marqua profondément sans doute parce qu’on y allait en compagnie. A six gamins, c’était la plupart du temps fort amusant, avec cependant une question qui me taraudait : faute de moyens des parents, la porte de l’enseignement secondaire, voire l’apprentissage de quelque métier étant fermée, la perspective de valet de ferme n’avait rien de réjouissant.
Le trajet de deux kilomètres usité sept années durant matin et soir, au long de la période scolaire, six jours par semaine m’a laissé bien des souvenirs parce que c’était le temps de la famille ; le temps où les derniers de la fratrie de neuf allait ensemble à l’école primaire, et ceci toujours avec le même couple d’instituteurs. Bien sûr, au fil des ans, les deux plus âgés, leur certificat d’études en poche, s’envolèrent vers une autre destinée, en fait participant à temps complet aux travaux de la ferme, à la maison paternelle ou chez un paysan qui avait besoin de bras, fussent ceux d’un gamin de 14 ans.
Restaient les deux derniers pour les quatre années scolaires partagées. Marie-Claire, mon aînée de deux ans, faisait valoir son droit d’aînesse, commandant à son cadet d’exécuter quelque sottise qui provoquait son hilarité. Par exemple, le jour de ma chute dans le ruisseau, suite au défi lancé peut-être pas complétement innocemment :
- T’es pas cap de marcher les yeux fermés jusqu’à la croix !
- Bien sûr que je peux ...
- Plouf !!!
Fort heureusement, il y avait à peine 50 cm d’eau. Mais la frangine, ça lui suffisait pour se bidonner.
La croix ?
Les croix, devrais-je dire : la croix de La Rue ainsi nommée à cause du château voisin du même nom était en haut de la côte à 100 mètres de la maison familiale. L’autre, dite croix de Richert du nom du propriétaire du pré attenant était en bas de la descente qui nous rapprochait de l’école.
Les croix étaient les points de repère pour le changement de langue ... Oui, parce que nous étions bilingues. A la maison, c’était le patois, pardon l’occitan pour ne pas froisser les puristes. A l’école, cela va de soi, il ne fallait pas converser dans cet idiome inférieur à la langue officielle selon le Larousse.
Alors, le matin, au passage de la croix de Richert, on basculait du patois au français pour ne pas apparaître comme des paysans, crétins ou demeurés. Et le soir, sur la lancée du français des maîtres d’école et des livres, on grimpait jusqu’à la croix de la Rue en conversant dans la langue de Molière et à ce point précis, on repassait au patois familial de crainte de nous faire traiter de bourgeois qui font étalage de leur savoir.
Plus de 60 années se sont écoulées depuis ce temps qui nourrit ma nostalgie, d’autant que « la » Marie-Claire nous ignore totalement depuis de trop longues années. Mais ceci est une autre histoire ...