Il fallait aller prendre le bus. Un bus vert. Y en a plus des comme ça aujourd’hui, ou alors dans des concentrations de « bus anciens », je suis pas sûr que ça existe… Même nous, du haut de notre modernité, de notre adolescence flamboyante, on le trouvait vieillot, ce bus.
Mais il nous amenait vers le lycée, alors ça allait, on se contentait du vieux bus vert.
Souvent à la maison j’étais le premier levé, dans le silence d’une vie en pause, je bougeais mes quinze années et mon sac de lycéen et je partais, en faisant attention de pas claquer la porte, parce que papa, employé de jeux, était rentré vers trois ou quatre heures.
Et puis parfois, je voyais la voisine ; je crois qu’elle a été mon premier fantasme d’adolescent, une femme qui avait la trentaine mais pas trop, prof de dance donc forcément sexy par profession, rousse, donc forcément sexy par couleur ; je la voyais et m’enfuyais avec mon regard vers la route principale, pour rejoindre le port et le bus. Il fallait passer sous la voie ferrée, sous ce pont où les voitures faisant un bruit d’enfer, avec un petit trottoir pas bien large qu’on ne quittait pas des yeux en marchant, histoire de ne pas trébucher et finir sous une Simca ou une Renault 5.
Et puis arrivait la ville.
Enfin, le gros village. Passer devant la maison de la presse, et puis le grand bâtiment qui abritait les services de la Poste, parce que, parait-il, la Poste a besoin d’un abri.
Et puis le cinéma, qui n’existe plus aujourd’hui, c’est pas un scoop en soi, ce genre de cinéma, il disparait de ville en ville.
Et puis le port, le bord de mer.
Les jours de vent, on entendait les mats se taper les uns contre les autres, et les mouettes faisaient sur surplace, et l’odeur des embruns venait jusqu’à nos narines.
Nos. Parce que parfois, je rencontrais un collègue sur le chemin, oui, c’est comme ça qu’on s’appelait entre nous, prémices du monde du travail bien organisées dès le plus jeune âge, on y était, on était déjà « collègues ».
Et puis y avait l’abribus, et la question du matin, la question que je me posais tous les matins, dès le réveil et sur le chemin et en voyant l’abribus au loin, c’était : « Est-ce qu’elle sera déjà là ? Si elle n’est pas là, elle va arriver ? Est-ce que je vais m’assoir à côté d’Elisabeth ? Ou au moins pas trop loin d’elle ? ».
Et puis elle arrivait. Et puis on se posait avec un copain à cinq rangs de sièges du sien, comme d’habitude. Et puis le bus vert nous amenait à la Seyne-sur-Mer et on descendait et on allait, bien dix mètres derrière Elisabeth, jusqu’au portail du lycée Beaussier, et ça, c’est une autre histoire.
Parce que l’histoire principale, c’est tout ça : c’est le soleil du matin, c’est les odeurs, c’est le bruit des mâts et des mouettes et des goélands, c’est des mers calmes ou des mers turquoise et pourtant déchaînées ; c’est tout ça, c’est tout ce qu’on voit pas, tout ce qu’on entend pas quand on est dedans.
Et c’est tout ce dont on se souvient, trente-cinq ans plus tard, quand on n’y est plus.
Les souvenirs, ça se cache, ça se dissimule pendant des années, et ça vous pète à la gueule alors qu’on n’a rien demandé.
Ah. Si. Peut-être en fait. Je suis toujours en bord de mer ; pas le même ; mais ça, les souvenirs, ils s’en moquent.