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Pour la troisième fois cette semaine, elle arrive en retard au travail. Encore essoufflée d’avoir autant couru, elle se faufile avec discrétion jusqu’à son bureau et se met à l’œuvre avec rapidité encore chamboulée des événements des derniers jours. Ça l’arrangerait bien que Monsieur Granger, son chef de service, n’ait pas remarqué son heure d’arrivée. Elle réalise très vite qu’il n’en est rien puisqu’il se dirige à grands pas vers elle. Elle déglutit avec difficulté et réfléchit à l’excuse qu’elle inventera ce matin pour justifier son arrivée tardive. Lundi, c’était un rendez-vous chez le dentiste, mardi, c’était sa mère malade et aujourd’hui quel mensonge va-t-elle forger ?

 Une combinaison de vérités et de faussetés défile dans sa tête sans que son esprit ne s’arrête sur un scénario gagnant. Monsieur Granger se trouve déjà face à elle avec son air contrarié. Elle ne lui laisse pas le temps de prononcer une seule parole et lui lance avec un aplomb qui la surprend elle-même :

 « Bonjour Monsieur Granger, vous êtes très élégant aujourd’hui, votre complet aux jambes fuselées vous donne belle allure, je vous assure.  Veuillez m’excuser, j’ai un client qui attend mon appel, si vous le voulez bien nous nous reparlons un peu plus tard. »

 Elle saisit le combiné et compose son numéro personnel, son portable étant en mode silence, rien n’y parait. Elle entreprend une conversation avec un client imaginaire et Monsieur Granger retourne, penaud, à son bureau.

 Il y a quelques jours, son fils adolescent s’est caché sur le toit d’un immeuble en démolition. Deux policiers l’avaient surpris à vendre des sachets de cocaïne à d’autres étudiants dans la cour de son école. Il avait réussi à s’enfuir et à trouver refuge sur le toit de l’immeuble abandonné. En panique, il avait appelé sa mère pour lui demander son aide. Incapable de le dénoncer, inquiète, elle est allée le chercher. Une fois à la maison, ils ont caché drogue et argent sous le plancher de la salle à manger, là où une latte de chêne serait à réparer.  Après quoi, elle l’a sommé de lui expliquer comment il en était arrivé à devenir revendeur de drogues. Furieuse, elle l’a questionné et menacé jusqu’à ce qu’il crache le morceau. Il était victime de menaces de la part d’un petit caïd, s’il ne vendait pas sa part de la marchandise, il lui arriverait malheur. De petit client occasionnel il était donc passé à vendeur. Après discussion, elle déclara qu’elle avait besoin de répit et suggéra que chacun aille dans sa chambre pour y prendre quelques heures de repos. Ils y verraient peut-être plus clair. Son cœur de mère a tout de même décidé de lui préparer un plateau de boustifaille qu’elle lui porte à sa chambre. Avant de quitter la pièce, elle lui ébouriffe les cheveux au passage, geste révélant sa tendresse et son amour. Demain matin, se dit-elle, j’irai le reconduire à la campagne chez ses grands-parents, ça me donnera le temps de décider de la suite des choses. Ce qui explique son retard au travail lundi.

 En soirée, elle avait conversé au téléphone avec ses parents, sans leur révéler la raison pour laquelle elle leur avait amené leur petit-fils. Ils lui affirmèrent que son fils se comportait bien avec eux. Toutefois, sans poser de question sur les raisons de sa présence chez eux, ils conseillèrent à leur fille de régler le problème rapidement, ils ne pouvaient tout de même pas le garder indéfiniment. Ils avaient deviné que le petit s’était mis les pieds dans les plats, encore une fois. Et le blablabla habituel avait suivi : « ils avaient travaillé fort comme des fourmis toute leur vie et n’avaient pas l’intention de perdre leur retraite à s’occuper d’un petit-fils délinquant. « Fais ton devoir, ma fille, et occupe t’en » voilà comment sa mère avait conclu leur conversation.

 Le lendemain matin, elle était donc repartie pour aller chercher son fils chez ses grands-parents. Sur la route, elle eut le temps de réfléchir à ce qu’avait été et ce qu’était son rôle de mère. Elle aimait son fils mais élevé un enfant toute seule n’avait pas été une sinécure pour elle, le père ayant disparu de leur vie alors qu’il n’était qu’un bébé. Seule, elle avait essayé mais sans grand succès, l’inverse aurait été bien surprenant puisqu’elle-même n’avait pas reçu les outils nécessaires pour faire face à de tels problèmes et qu’adolescente, elle n’avait pas été de tout repos pour ses parents et n’avait pas été un modèle de vertu. Mal outillée pour transmettre de bonnes valeurs à son garçon, elle constatait maintenant son échec et comprenait que ses parents n’avaient aucune envie de revivre cette période trouble.

Son fils allait devoir affronter la situation et y faire face, pense-t-elle. C’est le mieux qu’elle puisse faire. Elle avait donc pris congé de son travail en prétendant qu’elle devait se rendre au chevet de sa mère malade.

 Mercredi matin, sa décision est prise, elle appelle la police et raconte tout ce qu’elle sait. Elle veut que son fils assume et comprenne l’impact de ses actions. Peut-être qu’ainsi, il pourra payer sa dette et décider d’emprunter le droit chemin dans l’avenir. Lorsque les policiers sont venus le chercher, il était furieux, se débattait et jurait à sa mère qu’il allait lui faire payer ce qu’elle lui faisait subir.

 Ce qui explique son retard au travail ce mercredi matin. Elle n’a aucune envie de raconter ses déboires familiaux. Son fils serait envoyé dans un centre jeunesse pour jeunes délinquants et elle reprendrait ses horaires habituels ainsi Monsieur Granger n’aurait plus besoin de lui demander de justifier tant d’absences et de retards.

 En sortant du travail, ce jour-là, elle vit avec stupéfaction, des rayures sur les flancs de son automobile. Le petit caïd n’avait pas perdu de temps, sans doute frustré d’avoir perdu son fric et sa camelote.

 Les ennuis ne faisaient-ils que commencer ?

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