Quand j’étais petit j’étais grand. Ensuite j’ai rapetissé.
Je vais vous expliquer, j’ai grandi vite. A douze ans je dépassais mes congénères d’une tête. A quatorze, j’avais encore une demi-tête d’avance et à seize il me restait deux ou trois centimètres. Pas assez pour me faire remarquer et j’aimais cet anonymat protecteur.
A dix-huit ans, j’étais dans une moyenne moyenne, que j’ai conservée depuis. Qui abritait mes rêves qui eux n’étaient pas dans la moyenne. Mes rêves étaient grandioses et ils m’occupaient tout entier par conséquent et même je crois qu’ils me dépassaient. Au point de heurter ou envahir ceux qui m’approchaient. Du bout de mes doigts de pied jusqu’au sommet de mon crâne, de la pointe de la quéquette jusqu’au poil du nez, il n’y avait de place que pour eux, rêves nés d’envies et de pulsions que je ne contrôlais pas.
En classe je me perdais dans mes songes et ça faisait rire mes condisciples. Les filles me trouvaient beau, et romantique disaient elles. Je les regardais sans rien dire.
Puis je suis parti de chez mes parents, commencer une vie d’étudiant vaguement bohême. C’est à ce moment-là que j’ai trouvé un moyen de satisfaire ces forces qui parfois me submergeaient, qui parfois m’engloutissaient. J’ai mangé un chat.
Vivant et cru.
En fait, c’était plutôt un chaton encore maladroit. Facile à attraper. Vu que c’était le chaton de la fille de mes voisins, il me regardait avec confiance. Il avait été habitué aux caresses, aux bisous de l’adorable Madeleine, vous avez compris Madeleine est la fille de mes voisins. Une gamine de neuf ans, fraîche et rieuse. Avec des couettes, et du coup ça m’a fait de la peine de manger son chat.
Enfin, juste un moment. Ensuite je l’ai mangé.
Vous le savez sans doute, le premier chat est une révélation et une déception à la fois. Révélation, évidemment, comme toute première fois. Déception parce que on reste maladroit, on ne prévoit pas tout et par exemple que le chat n’est pas d’accord avec vous. Il se débat. Moi je ne suis pas arrivé à le tuer vite et même un chaton c’est un concentré de dynamisme et d’énergie !
D’ailleurs c’est pour ça que j’aime les chats, j’en ai deux à la maison.
J’ai pris de l’assurance, de la technique aussi il en faut pour éviter les griffes ou les morsures. Avec l’expérience, je parvenais à les tuer en deux ou trois morsures à peine, proprement. Je ne mangeais pas toujours tout bien sûr et je sélectionnais mes chats. Des chats humanisés, caressés, aimant l’humanité. Je le sais, croyez-moi si vous aussi vous êtes tentés, ils sont bien meilleurs.
Mais tout passe et tout lasse, disait ma grand-mère. Des chats je me suis lassé. Même si j’en mange encore de temps en temps par nostalgie pour ma jeunesse. Je voulais plus, je voulais mieux.
Plus gros.
Pendant ces quelques années, j’avais fait fortune en créant une start-up informatique. Un coup de chance, je dois bien le dire mais pas seulement parce que dans le domaine du cryptage j’étais le meilleur et on venait du monde entier pour me confier la protection de données confidentielles et sensibles. Rapidement une centaine d’ingénieurs et techniciens ont essaimé pour mon plus grand profit.
Et un jour, en Inde lors d’un voyage d’affaires, j’ai eu une illumination. Des singes, des centaines de singes courant en liberté dans la ville, sauvages mais pas craintifs du tout. Je me suis vu, je me suis senti me saisissant de l’un deux pour le manger.
Je savais ma technique suffisante, je me savais efficace. Je suis passé à l’action le soir même et en effet … Ah, en effet, l’instant merveilleux ! Je n’en dirai pas plus, ceux d’entre vous qui me lisent et qui connaissent, ceux-là je leur dis, un singe vaut mieux qu’un chat. Pas affaire de goût, non ce n’est pas le goût c’est autre chose indéfinissable, subtil qui m’a inondé dès la première bouchée.
Subtil, voilà le mot juste. Car il faut être profondément concentré pour jouir de l’instant. Comme disent les bouddhistes il faut faire UN avec ce qu’on mange. Et là c’est un singe.
J’ai fait venir des singes chez moi – dans une cage. Mais je retournais régulièrement en Inde pour en saisir des plus sauvages. Pour justifier mes déplacements, j’ai même fini par épouser une Indienne, une jeune femme belle et douce que j’aime.
Mais tout passe et tout lasse, disait ma grand-mère. Des singes je me suis lassé. Même si j’en mange encore de temps en temps par nostalgie pour cette époque maintenant dépassée. Je voulais plus, je voulais mieux.
Plus gros.
Et un jour, en retournant sur les pas de ma jeunesse étudiante je suis passé devant l’immeuble où je vivais, à la recherche de ce temps perdu. Je me suis arrêté quelques instants pour regarder la façade, le troisième étage où je vivais mais on ne voyait pas ma fenêtre car mon appartement était côté cour. Côté rue, c’étaient mes voisins, les parents de Madeleine.
D’ailleurs une de ces fenêtres s’ouvre et un visage joyeux y apparaît, frais et rieur et qui me fait coucou. Elle n’a plus de couettes, mais assurément, c’est Madeleine. Je la regarde, je la salue aussi.
Et là, j’ai eu une illumination. Madeleine ...
On a les Madeleines qu’on peut.